26 juin 2013

Cathi Unsworth : interview en roue libre

Cathi Unsworth, à la plage
Cathi Unsworth a publié son dernier roman en français, Bad Penny Blues, il y a plus d'un an déjà. Présente au festival Polar à la plage du Havre, elle a inauguré son séjour en présentant dans un cinéma de la ville le film culte Performance, qu'elle avait choisi pour incarner la fascinante période  de la fin des années 60 à Londres. Véritablement passionnée par son sujet, elle a livré son interprétation et sa lecture d'un film qui, s'il n'est pas un chef-d’œuvre du 7e art, est sûrement un véritable étendard de la contre-culture et un objet unique et envoûtant. Un film qu'on croirait fait pour Cathi Unsworth ! Elle s'est prêtée avec spontanéité au jeu de l'interview "en roue libre". Merci à elle. Voilà le résultat.

Etait-ce plus difficile d'écrire sur une période que vous n'avez pas connue?

Oui, bien sûr. Mais c'était également extrêmement stimulant. Je me suis documentée, j'ai lu des tonnes de livres, et pas seulement des documents, mais des romans de l'époque. J'ai aussi vu beaucoup de films. Je pense que cette période était particulièrement favorable à l'éclosion de la création, qu'il s'agisse de littérature, de musique ou de cinéma. C'est à ce moment que les premières ruptures des barrières de classe se sont produites, que le peuple a vraiment commencé à prendre la parole. C'est là  que sont sortis des films comme Saturday night, Sunday morning (tiré du roman d'Allan Sillitoe et réalisé par Karel Reisz) ou Taste of Honey (tiré de la pièce de Shelagh Delaney et dirigé par Tony Richardson). Dans Taste of Honey, une femme prenait la parole et racontait sa vie, sa condition sociale, et c'était vraiment novateur. Toutes ces œuvres m'ont imprégnée. C'était une période en noir et blanc, avant la couleur des Beatles, il y avait encore des traces de bombes un peu partout, la ville était sale. Et soudain, la jeunesse a provoqué ce jaillissement d'optimisme.

Vous pensez qu'à cet égard, il y a une énorme différence avec notre époque ?
Absolument. Je finis par me dire que cette époque était une fulgurance unique dans notre histoire contemporaine. C'est triste à dire, mais c'est peut-être à cause des blessures de la guerre que les gens étaient gentils les uns avec les autres... C'est alors qu'on a mis en place le welfare state, l'éducation secondaire pour tous. C'était en quelque sorte une société socialiste. Margaret Thatcher a mis fin à tout cela.

Margaret Thatcher a vraiment été un tournant en Angleterre.
Oui, c'est certain. Récemment, j'ai rencontré quelqu'un dont le fils avait fait une étude géographique du quartier où se déroule Bad Penny Blues. Il avait retrouvé une "carte de la pauvreté" faite au début du XXe siècle. Dans le quartier où je vis, la différence entre les riches et les pauvres est exactement la même qu'en 1900... Je serais vraiment curieuse de savoir à quoi aurait ressemblé cette carte dans les années 50. Ce milieu de siècle, entre la fin de la guerre et les années 60, a vraiment été une période de progrès. Les choses ont commencé à se dégrader dans les années 70, à cause des problèmes qu'a connus l'industrie à cette époque. Margaret Thatcher a saisi l'occasion pour détruire toutes les activités manufacturières du pays et faire reculer les choses autant qu'elle a pu. Aujourd'hui, quand on va à Londres, tout est beau et propre : la ville est faite pour les banquiers américains et les oligarques russes.

Pourquoi avez-vous choisi le roman policier ?

Parce que la littérature noire nous donne la possibilité de parler de la société. Tout n'est pas dans l'intrigue et dans le mystère, l'enjeu est de pouvoir parler de l'époque avec toutes ces facettes. Et j'aime la culture populaire, la musique, ce qui intéresse les jeunes, les aspects sociaux. Les types de crimes commis et le type de police qui résoud ces crimes sont très révélateurs de la société.

Vous vous intéressez beaucoup à la jeunesse. Est-ce lié à votre propre vie?

La culture pop m'a extraite de l'ennui et de la grisaille de la petite ville du Norfolk où je vivais quand j'étais enfant. J'ai commencé à écrire pour la presse musicale à 19 ans, et la musique m'a vraiment aidée à m'en sortir. La musique était beaucoup plus politique à l'époque. En fait cette période ressemblait beaucoup à la fin des années 50.Les groupes importants disaient ce qu'ils avaient à dire. Le mot d'ordre, c'était : "Fais ce que tu as à faire, fais-le comme tu veux." Cette esthétique était vraiment intéressante et créative. Pas besoin d'avoir une formation musicale, pas besoin de porter des vêtements chers. L'énergie était là... Cet esprit a beaucoup compté pour moi. Et puis il y a un autre aspect des choses qui m'intéresse : le fait que ce sont toujours les femmes, les enfants et les jeunes qui paient le plus lourd tribut aux crises. Ce mode de vie  patriarcal qui perdure, c'est une chose qui me préoccupe beaucoup.

Etait-ce plus facile dans les années 60 de sortir de sa condition sociale?
Oui, certainement. Aujourd'hui, l'idéal égalitaire a produit exactement l'inverse de son objectif de départ. La société nivelle par le bas au lieu de stimuler les individus. Les enfants anglais souffrent beaucoup de dépression, il y a beaucoup de grossesses précoces, beaucoup de drogues. Rien ne les motive à l'école, et si jamais ils ont une passion, on s'arrange pour les en éloigner. Dans cette société, ce sont les enfants les plus brillants qui souffrent le plus, et c'est très injuste. Dans les années 50 et 60, il était possible de briser les barrières sociales. Aujourd'hui, c'est terminé, et c'est terrible. L'ère Thatcher a été à l'origine de cette situation.

Et l'après-Thatcher ?
Nous nous sommes fait avoir par Tony Blair. J'ai toujours voté Labour... Au bout d'un moment, j'ai compris que Blair était en quelque sorte le fils de Thatcher. Jamais je n'aurais pensé qu'il nous tromperait à ce point, avec Bush. Il a détruit le Labour party. Et les gens de droite en profitent aujourd'hui, disant qu'il n y a plus de voix pour la classe ouvrière. Je pense que les têtes de Thatcher et de son fils Tony Blair devraient être brandies sur des fourches. Et David Cameron est leur digne successeur...

A l'exception du dernier en date, Weirdo, qui n'est pas encore paru en France, vos romans sont très centrés sur Londres. Y avait-il une différence considérable entre ce qui se passait à Londres et la vie en province ?
Oui, une grande différence. Londres était une sorte d'enclave à la fois progressiste et libertaire, multiculturelle. Un peu comme ce que New York est aux Etats-Unis. Londres est un petit pays à l'intérieur du pays. L'aspect multiculturel la rend unique, et les communications y sont très facilitées. Dans les petites villes, il est beaucoup plus difficile de s'exprimer. Il y a des endroits comme Bristol, Manchester, où il se passe des choses. Des villes près de la mer, curieusement. Mais l'Angleterre souffre terriblement du chômage. Nous avons détruit notre industrie, et nous l'avons remplacée par le consumérisme. Les gens veulent acheter des choses qu'ils n'ont plus les moyens de posséder. C'est un peu un retour à l'époque médiévale, le seigneur et les serfs, le potentat et les manants. Qui plus est, la culture américaine des gangs et de la drogue a envahi le pays...

A l'époque que vous évoquez, la drogue était plutôt considérée comme un vecteur de libération, mais faisait l'objet d'une répression sévère.

On sait bien que la prohibition ne fonctionne pas. La répression n'a fait qu'aggraver la situation. Et aucun gouvernement ne déroge à cette politique de répression de peur de passer pour mou et démissionnaire. On n'en sort pas.

Dans Bad Penny Blues, vous prenez votre temps pour installer l'atmosphère. L'enquête ne démarre pas vraiment avant 180 pages.
Je n'aurais pas pu faire cela dans mes livres précédents. En fait, dans ce livre, j'ai suivi les événements. La série de meurtres réelle sur laquelle il est fondé s'est étalée sur de nombreuses années, et je voulais respecter ce rythme. J'ai vraiment voulu reconstituer la période, m'imprégner et transporter le lecteur. C'est pourquoi j'utilise les chansons pop de l'époque, qui sous leurs airs innocents et distrayants, disent souvent des choses très troublantes, en particulier sur les femmes. Cette chanson, She's not there... (célèbre chanson créée par les Zombies en 1964 - voir la vidéo). Si elle n'est pas là, c'est qu'elle a été assassinée. Ces chansons sont de véritables petits témoignages du temps. Et très curieusement, ces choses-là ne changent pas vraiment. Les émotions restent les mêmes, nous tournons en boucle. C'est un peu comme dans le film que nous avons vu hier, Performance. On y voit se cotoyer des gens très différents, mais aussi ces films pornos qui ressemblent un peu à ceux dont je parle dans Bad Penny Blues.

Quels sont les éléments de réalité dans votre roman ?
Tous les meurtres sont réels. Toutes ces femmes sont vraiment mortes. Le personnage de Jenny m'a été inspiré en partie par une jeune femme artiste de l'époque, Pauline Boty, contemporaine de Peter Blake et David Hockney, ils étaient tous les trois aux Beaux-arts de Londres. Elle ressemblait à Brigitte Bardot, et on en reparle un peu actuellement. Elle est morte en accouchant car elle était atteinte d'un cancer et avait refusé un traitement qui aurait pu tuer son enfant. On peut voir certaines de ses œuvres en ce moment dans une galerie de Wolverhampton. Le personnage de Dave, son ami, est partiellement inspiré de Mick Farren, qui travaillait pour le magazine de contre-culture International Times. Puis dans le cours du roman, Farren s'est en quelques sorte transformé en Screaming Lord Sutch. C'était un type incroyable, mais finalement certaines de ses idées ont été reprises plus tard par les politiques qui l'avaient méprisé au début de sa carrière.

Le personnage du producteur James Miles, qu'on ne voit pas vraiment mais qui est à l'origine du "son" du roman, est inspiré par Joe Meek, ce producteur des années 60 qui a produit, entre autres, le célèbre Telstar (voir la vidéo), dont hélas Margaret Thatcher disait que c'était son morceau préféré. C'était un personnage important de l'époque, il a inventé tous ces sons et ces techniques modernes . Il a produit le morceau de jazz Bad Penny Blues (voir la vidéo). Humphrey Lyttelton, qui a enregistré le morceau, était fou de rage parce qu'il aurait voulu qu'il sonne comme du jazz traditionnel. Mais quand il a vu le succès du disque, il s'est dit que finalement, Joe Meek n'était pas si nul que ça ! C'était sans doute un des premiers producteurs indépendants. Il a travaillé avec Screaming Lord Sutch sur le morceau Jack the Ripper (voir la vidéo), que j'utilise dans le roman. Mais il a mal fini. Il était gay, et à l'époque c'était encore illégal. Il a été victime de chantage, et il prenait beaucoup de drogues - speed, barbituriques... Ça l'a rendu fou : il a tué sa propriétaire, puis s'est suicidé. Il y a eu un film sur lui, réalisé par Nick Moran et sorti en 2008, qui s'appelle Telstar, qui est devenu difficile à voir, c'est une véritable reconstitution. J'ai rencontré le réalisateur, et il m'a confié qu'il n'avait pas gagné un sou avec ce film. C'est très dommage, il s'était donné tant de mal pour reconstituer l'ambiance de l'époque de façon authentique... Il y avait tant de personnes passionnantes à cette époque, et toutes vivaient dans le même quartier.

Justement, parmi cette abondance de sources d'inspiration, il a dû être difficile de choisir.
Tous ces personnages se sont présentés à moi, en fait, et je suis entrée en contact avec eux. J'ai parlé avec beaucoup de gens qui ont connu la vie à cette époque, et c'était enrichissant. J'ai même rencontré un policier qui a travaillé sur ces affaires de meurtre. J'avais déjà écrit la scène où Pete découvre le corps, et il m'a raconté qu'il avait assisté à cette même scène dans la réalité. Le plus étrange, c'est que sa description correspondait...

Pouvez-nous parler des passages oniriques du roman ?

Quand j'ai commencé à écrire, je me suis dit que les lecteurs n'accrocheraient pas à ces scènes de rêve. Et pourtant, c'était le seul moyen pour moi de faire parler ces femmes, ces victimes, avec leur voix, leurs mots. Ces rêves sont à la fois leurs derniers instants et un instantané de leur vie.

L'idée est brillante, mais les lecteurs de romans noirs sont parfois réticents par rapport à tout ce qui est surnaturel... Avez-vous eu vous-même ce type d'expérience?
C'est arrivé deux fois dans ma vie... Mais ça n'est pas la raison de mon choix. La vraie raison, c'est celle que j'ai expliquée : c'était la seule façon de redonner la parole à ces femmes mortes.

Si vous n'aviez pas eu ces expériences, vous n'y auriez pas pensé ?
Peut-être que non, je ne sais pas...

C'est peut-être parce que le lecteur sent qu'il y a de la vérité au fond de cela que finalement cela fonctionne.
Oui... Pour moi, ce n'était ni un "truc", ni une ficelle narrative, ni une méthode. De plus, j'ai toujours été fascinée par les techniques de radio. Il y avait cette vieille idée de l'éther, et des fréquences qui, en interférant avec l'éther, sont susceptibles d'envoyer des messages... Joe Meek lui-même était très sensible à tout cela : à la fin de sa vie, il était absolument obsédé par l'idée que Phil Spector essayait de s'introduire chez lui pour lui voler ses techniques sonores. Joe Meek est mort le 3 février 1967. Ce même jour, le 3 février, mais en 2003, Phil Spector tirait sur cette femme. Et puis c'est toujours la même histoire : qu'y a-t-il après la mort ? Personne ne pourra jamais nous le dire ! Curieusement, ces passages se sont presque écrits tout seuls, comme par un phénomène d'écriture automatique.

Dans votre dernier roman, Weirdo, nous sortons de Londres, retour au Norfolk de votre enfance. Pourquoi ?
En fait, j'avais déjà cette histoire en tête avant d'écrire Bad Penny Blues. Mais je ne pouvais pas l'écrire, bizarrement. Tout s'est débloqué après. Le Norfolk... ces petites villes côtières... Rien de tel qu'une petite ville côtière pour mettre en scène un crime, depuis Brighton Rock ! Et le sujet des angoisses d'enfance et d'adolescence est universel. Le roman se passe en 1984, l'année des grèves de mineurs. Mais dans le Norfolk, tout ce qu'on voyait, c'était les plate-formes pétrolières. Les plate-formes sont toujours là. Ces jeunes filles en perdition dont je parle dans Weirdo, personne ne s'en est jamais occupé, elles sont seules, exposées, fragiles. Souvent, elles étaient issues de couples divorcés. Je me rappelle le collège, j'étais une des seules dont les parents étaient encore ensemble. Il semblerait que Weirdo soit plus universel : il paraît en Allemagne, en Scandinavie, aux Etats-Unis. Il devrait sortir en.  France en avril 2014, j'espère.

Et en ce moment ?
Je fais un autre retour en arrière, mon nouveau roman se passe en 1942, à Londres. Ce roman ressemblera davantage à Bad Penny Blues, on y retrouvera un tueur en série qui se déchaîne pendant 4 jours, en plein blitz. Le personnage qui enquête est très intéressant, et j'ai retrouvé des liens tout à fait étonnants avec des personnages réels. Je tiens à maintenir ce lien avec le réel. J'adore l'histoire contemporaine. Il se peut qu'un jour je m'attaque à la période du début des années 70. En fait, je suis pour l'instant incapable d'écrire sur le présent, j'ai besoin d'un certain recul.

Voir les chroniques des romans de Cathi Unsworth

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