Bad Penny Blues, c'est le titre du dernier roman de Cathi Unsworth paru en français. C'est aussi celui d'un morceau de jazz traditionnel composé en 1956 par Humphrey Lyttelton qui atteint les sommets du hit parade de l'époque. Entre après-guerre et swinging London, c'est en cette période trouble et pleine de promesses que Cathi Unsworth a choisi de situer son roman. Inspiré par des faits réels, Bad Penny Blues exerce la séduction ambiguë des histoires qui se situent dans l'entre-deux, juste après les privations d'après-guerre qui ont favorisé la réussite de la pègre londonienne, juste avant les joies du rock, de la pop, de l'acide et de Carnaby Street. Cathi Unsworth m'avait déjà conquise avec Le Chanteur, où son expérience de journaliste spécialisée en musique faisait merveille dans une histoire où la narration se partageait entre deux époques, toujours dans les milieux de la musique. Bad Penny Blues embrasse plus largement le bouillonnement créatif d'une période où le besoin de liberté, dans tous les domaines, a engendré les bases de la culture pop et rock des décennies à suivre. Et plus que jamais, la sensibilité de Cathi Unsworth nous entraîne dans les souterrains les plus secrets de Londres, s'inspirant largement de personnages et de faits réels. Elle avait magistralement réussi son pari dans Le Chanteur, dont une partie était issue de son expérience réelle. Ici, l'expérience personnelle de l'auteure n'est pas en question, puisqu'elle est née en 1968. En revanche, sa fascination pour sa ville d'adoption et sa culture, son expérience de journaliste et son savoir faire de romancière sont dans Bad Penny Blues largement mis à contribution. Et c'est une grande réussite.
1959. Le jeune Pete Bradley fait parler de lui dans la police londonienne : il vient de découvrir le corps d'une jeune femme à demi-dénudée, étranglée, abandonnée au bord de la Tamise, entre Hammersmith et Chiswick. Pendant ce temps-là, Stella fait un cauchemar terrible, sur fond de musique dissonante et obsédante. Pete a de l'ambition et de la générosité. Stella, qui vient d'épouser Toby, a de la joie de vivre et de la créativité à revendre. Étudiante en art, elle s'intéresse de près à la mode, et reprend volontiers à son compte un désir très politique de mettre l'art dans la vie de tous les jours. Toby, lui, est plutôt du côté des esthètes purs et durs. Cathi Unsworth a les yeux de l'amour à la fois pour Londres et pour cette période où chacun semble avoir sa chance, ce qui pour un pays aussi marqué par son système de classes, est une vraie révolution. Elle raconte avec jubilation les rencontres, les fêtes, les délires, la naissance de la musique pop, sans pour autant oublier que derrière toute cette folie apparente, l'éternel humain garde tous ses droits. Corruption, exploitation de la naïveté et des jeunes talents par les puissances de l'argent et de la perversion : Cathi Unsworth va dérouler devant nous une très sombre histoire. Car la première victime découverte par Pete Bradley ne sera pas la dernière. Au fil des ans, plusieurs jeunes prostituées seront victimes de meurtres atroces. Un même tueur ? Ou bien, pire encore, une véritable organisation ? Et surtout, qui s'en préoccupe ? Des femmes, et qui plus est, des prostituées ? Le swinging London n'a pas fait place nette de l'indifférence au sort fait aux femmes qui n'ont pas fait le "bon" choix, ni de la complicité des autorités quand il s'agit de camoufler les exactions des puissants : à cet égard, Cathi Unsworth n'y va pas de main morte. Elle a l'audace de prendre tout son temps pour planter le décor, courant du même coup le risque de ne pas satisfaire l'amateur de polar fidèle aux bonnes vieilles règles du genre. Pendant près de 200 pages, elle nous fait pénétrer dans la vie quotidienne de ses personnages, use de son style rapide, affuté et imagé pour nous transporter littéralement dans l'espace et dans le temps. Que le lecteur soit informé ou non sur l'histoire culturelle contemporaine, ça marche ! Soit il retrouvera, derrière un jeu de pistes habilement mené, des personnages et des événements réels, soit il découvrira une époque pas si lointaine et pourtant étrangement "exotique", et y percevra en germe tout ce qui fait notre culture contemporaine. De la musique et des images plein la tête, je me suis laissée embarquer et fasciner par ce voyage étourdissant, j'ai suivi, incrédule, l'enquête déterminée d'un flic intègre, prêt à prendre tous les risques pour mettre au jour une effarante vérité. De l'affaire Profumo à l'abominable John Christie, célèbre tueur en série britannique, Cathi Unsworth nous plonge dans l'ambiance de la fin des années 50 et du début des sixties. Elle nous rappelle aussi les extravagances musicales qui, moins connues que les douces frasques beatlesiennes, n'en ont pas moins marqué leur époque : on pense notamment à son évocation de l'insensé Screaming Lord Sutch, aristocrate totalement déjanté, musicien excentrique qui entrait sur scène dans un cercueil, joua avec les plus grands et fit une carrière politique marginale mais spectaculaire avant son suicide. Et même les visions oniriques de Stella trouvent facilement leur place dans cette sombre histoire, habitée par le souvenir du sulfureux Aleister Crowley et autres occultistes dont on oublie souvent le rôle qu'ils ont pu jouer dans les milieux "hype" de l'époque. Un roman dont on a du mal à tourner la dernière page. On a d'autant plus hâte de voir sortir en français le dernier opus de Cathi Unsworth, Weirdo, et de retrouver sa voix unique, celle d'une romancière inspirée, terriblement sensible et formidablement douée.
Lire les chroniques des autres romans de Cathi Unsworth, Au risque de se perdre et Le chanteur
Cathi Unsworth, Bad Penny Blues, traduit de l'anglais par Karine Lalechère, Rivages / Thriller
Une chronique bien "fouillée" et originale. Je viens de terminer le livre et j'ai été emballée!! Merci pour cette belle critique!
RépondreSupprimerMerci à vous, je suis contente que le livre vous ait séduite.
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