Ruth Rendell nous a quittés il y a deux jours. Pour lui rendre hommage, j'ai pensé qu'il fallait la montrer dans l'action, en pleine discussion avec une Jeanette Winterson en pleine forme elle aussi. Cette conversation a eu lieu en juillet 2013 au festival de Harrogate, et le public s'en souvient sûrement encore, tant les répliques fusaient, tant la complicité était forte entre les deux femmes. Ruth Rendell revient sur sa longue carrière, sur ses choix et les enjeux de l'écriture.
Ruth Rendell fait partie des monstres sacrés de la littérature dite policière. A 83 ans, combative comme jamais, elle a publié depuis 1964 plus de 60 romans ainsi que de nombreuses nouvelles. Sa série la plus connue met en scène l'inspecteur Wexford, qui, de son propre aveu, est son double de papier. Elle publie également une série sous le nom de Barbara Vine, dans laquelle elle se penche plus particulièrement sur les secrets de famille, les choses qu'il vaut mieux taire. Elle excelle dans l'approche psychologique du crime, et s'attache à aborder les aspects sociaux et moraux de notre vie contemporaine, brossant ainsi au fil du temps un véritable portrait vivant de l'Angleterre contemporaine. Beaucoup de ses romans ont été adaptés à l'écran, notamment par Claude Chabrol avec La cérémonie et La demoiselle d'honneur. Comme le dit Jeanette Winterson dans cet entretien à bâtons rompus, Ruth Rendell a donné au roman policier une ampleur et une profondeur nouvelles, préférant faire porter le suspense sur les raisons du crime plutôt que sur l'identité du coupable.
C'est Jeanette Winterson qui mène l'entretien. Cette auteure féministe très célèbre en Angleterre s'est fait connaître avec son roman Les oranges ne sont pas les seuls fruits, paru en Angleterre en 1986 et en France en 1991 aux éditions des femmes. Dans ce livre, elle propose une version romancée de son enfance et de son adolescence de petite fille adoptée par une famille peu aimante et totalement déformée par une approche évangélique très frustrante de la religion. Son dernier roman, Pourquoi être heureux quand on peut être normal, revient sur son autobiographie avec du recul et une vision renouvelés.
Plus qu'une interview, il s'agit là d'une sorte de partie de ping pong riche en sous-entendus, en clins d’œil et en éclats de rire entre deux femmes qui se connaissent bien et qui ont une longue histoire d'amitié.
JW Je n'ai jamais interviewé Ruth, et pourtant je l'ai rencontrée quand j'avais 26 ans. A l'époque, je voulais écrire un nouveau livre, et c'était très difficile pour moi car je vivais dans une petite chambre avec un pianiste à côté qui répétait toute la journée. Ruth et moi avions un agent en commun, et grâce à elle j'ai pu habiter sa maison pendant qu'elle était en voyage. Ruth Rendell avait 56 ans à l'époque. Sans elle et sans son aide, je n'aurais pas pu continuer à écrire.
RR Mon Dieu, vous allez me faire pleurer.
JW Elle a tout écrit, tout fait, tout gagné. En 1995, elle obtenu la Diamond Dagger, et été couronnée pour l'ensemble de son œuvre.
RR Oui, je me rappelle très bien cette cérémonie, j'étais folle de rage. Le type qui présentait m'a dit soudain : "Vous tueriez père et mère pour un diamant". Je lui ai répondu "Mais bien sûr que non!"
JW Il vous a prise pour Shirley Bassey sans doute... Quand je suis venue chez vous, en 1986 vous aviez déjà écrit 25 livres, toute seule.
RR Bien sûr, toute seule !
JW Donc pour moi, les auteurs écrivent. Ça me paraissait normal que vous ayez écrit tous ces livres. Vous étiez un modèle pour moi. Quand j'ai lu Un amour importun, votre premier roman, j'ai adoré ce livre, avec cet horrible secret sous la surface. Pour moi, c'était pire que Macbeth, car après tout qu'est-ce que c'est Macbeth, l'histoire d'un homme qui organise une grosse fête, là-bas en Ecosse, et ça tourne mal !
RR Eh oui, il n'avait qu'à pas écouter cette bonne femme!
JW Et ensuite vous avez publié un livre avec un personnage lesbien, ce qui était plutôt gonflé à l'époque.
RR Oui, j'avais cette idée et j'ai pensé qu'il était temps de la placer dans une fiction. J'avais beaucoup de compassion pour cette femme frustrée, qui ne pouvait rien faire à l'époque, dans une telle société.
JW Mais pourquoi ce choix à ce moment?
RR C'était un moment clé. C'était dans l'air, les gens sentaient que la libération sexuelle arrivait. C'était le début des énormes changements qui se sont étalés jusqu'à la semaine dernière. Et oui, la semaine dernière, 50 ans plus tard, on a voté le mariage pour tous...
JW Oui, c'est formidable. Épousez-moi !
RR Oui, marions-nous.
JW Vous êtes sûre d'avoir envie de vous marier?
RR Finalement non...
JW Donc 50 ans plus tard, dans The Child's child (paru sous le nom de Barbara Vine, encore inédit en France), vous revenez à l'homosexualité.
RR Oui, il y a quelque chose que je ne comprends toujours pas, c'est cette haine qu'ont les gens pour l'homosexualité. Pourquoi ne pas être gentils avec les homosexuels, pourquoi ne pas faire quelque chose de bien pour eux ? Pendant toute la discussion de la loi au Parlement, je me suis posé la question. Leur donner un droit tout simple, qui ne fait de mal à personne.
JW Pensez-vous que les écrivains ont un rôle social ou politique à jouer ?
RR Politique, peut-être pas, mais social et moral, certainement. Quand j'ai publié Simisola, je voulais parler du racisme à la campagne - attention, pas Saint Mary Mead - on en parle beaucoup moins qu'en ville. Puis j'ai évoqué la destruction de l'environnement, et j'ai continué dans tous mes livres, en particulier dans la série des Wexford. Je ne pourrais plus imaginer une intrigue où il n'y aurait pas un aspect social ou sociétal.
JW Ne me dites pas qu'avant d'écrire un livre, vous vous asseyez en vous demandant quel problème social vous allez y mettre ?
RR Non bien sûr, ce n'est pas la première chose à laquelle je pense. Mais quand vous prenez un thème comme le racisme, on pense tout de suite aux problématiques de l'esclavagisme moderne, avec tous ces gens riches qui utilisent des jeunes filles immigrées de façon honteuse. J'ai le sentiment que je dois en parler. Je ne sais pas si j'ai fait avancer les choses, mais il fallait que j'en parle. Souvent, j'introduis une intrigue parallèle qui me permet de parler de ces questions.
JW Vous avez souvent dit que le crime venait de la peur, et pas forcément de la méchanceté ou du mal.
RR Oui, je le pense sincèrement. Sauf dans ces cas récents, où on a vu des gens se faire poignarder sauvagement, et où la foule autour ne réagissait pas. Là, il ne s'agit pas de peur, mais du mal, purement. Et c'est très inquiétant.
JW Le roman policier a de plus en plus de succès, et on dit volontiers que vous avez radicalement changé la nature du genre en vous penchant sur l'aspect psychologique. Nous serions tous des criminels ?
RR Je ne pense pas que tout le monde soit capable de commettre un meurtre.
JW Moi je le suis... Un crime, c'est quoi pour vous?
RR Tout commence par la personne, le mal que vous lui faites. Mais le crime, c'est aussi quand on vous cambriole et que vous rentrez chez vous pour trouver tout sens dessus dessous. Cela peut faire très mal. Un crime, c'est ce qui fait mal. En ce moment même, je pense à ma clé USB, qui se trouve dans la Salle verte... Si on me la volait !
JW, s'adressant à la salle : Voilà, à vous de jouer maintenant ! Pensez-vous que la technologie a gâché les choses?
RR Non, absolument pas. J'ai un Kindle. Mais je ne m'en sers jamais !
JW Parlons de votre roman A Dark Adapted Eye (Vera va mourir), qui aurait dû, à mon sens, remporter le Booker Prize. Ce roman est extrêmement perturbant. Là, le refus de la connaissance est un thème central. Vos personnages refusent de savoir.
RR Il m'a fallu plusieurs années de maturation pour écrire ce livre. Je pense que les gens fuient ce qui leur est le plus proche, le plus important. Nous regardons nos vies tout le temps.
JW Pour vous, l'écriture est-elle un moyen de regarder votre vie?
RR Oui, sans doute. D'ailleurs, Wexford, c'est essentiellement moi. Ses idées sont les miennes. Il est un moyen pour moi de regarder ma propre vie.
JW Wexford est un homme, vous une femme. Est-ce que cela facilite les choses, est-ce que cela vous permet d'être plus lucide?
RR Oui, certainement. Serais-je amoureuse de Wexford ? Cela me rappelle cette femme qui m'avait demandé de tuer Wexford afin qu'elle puisse l'épouser ! En fait c'est lui qui devrait être amoureux de moi, c'est moi qui l'ai rendu célèbre.
JW Vous ne pouvez pas le pousser du haut de la falaise.
RR Non, je ne le tuerai pas. D'autres détectives sont morts, et on a dû les ramener à la vie. Je ne veux pas de ça.
JW Quand vous vous êtes mariée, c'était pour fuir votre environnement?
RR Oui, probablement.
JW Vous êtes née en 1930. A votre adolescence, le monde était terriblement bloqué, étriqué.
RR Oui, c'est vrai. En comparaison avec aujourd'hui, je savais moins de choses, j'avais moins d'opinions, j'avais lu moins de livres. Mais c'était ma période d'apprentissage. Je n'avais aucune idée de ce qui allait advenir. Quand mon premier livre a paru 1964, j'étais contente bien sûr, mais je n'avais aucune idée de l'importance du deuxième livre... La deuxième étape importante a été la publication aux Etats-Unis.
JW A une certaine époque, vous écriviez 3 livres par an.
RR Oui, aux débuts de Barbara Vine. Cela faisait plusieurs années que je pensais à cette nouvelle série. Il fallait que ça se passe pendant la guerre, c'était important pour moi.
JW Le fait que ayez décidé cela à l'âge de 50 ans, c'est étonnant, c'est audacieux.
RR En fait, c'est tout simple. J'adore écrire. Je vais vous raconter l'histoire du sénateur français. Tous les soirs, cet homme allait voir sa maîtresse. Un jour sa femme meurt. Ses amis lui demandent : "Alors maintenant, vous allez pouvoir épouser votre maîtresse ?" "Mais non ! A quoi occuperais-je mes soirées ?". Voilà.
JW Vous ne comptez pas vous arrêter ?
RR Je suis vieille... Je n'ai pas envie d'arrêter, mais ma santé pourrait me jouer des tours.
JW Je n'y crois pas un instant. Je me rappelle qu'à l'âge de 50 ans, vous avez découvert les cassettes de Jane Fonda. Et ça marche ! Vous êtes incroyablement en forme.
RR Pour l'instant, oui, mais qui sait... Je pense un peu à la mort chaque jour. Je pense que quand on écrit, on ne voit pas le temps qui passe de la même façon.
JW Vous avez raison, et de toute façon nous voulons pas que vous arrêtiez. En plus, vos livres se vendent bien ! Qu'est-ce qui vous empêche de dormir ?
RR Les problèmes les plus triviaux. Mes problèmes de voiture par exemple, qui n'ont en fait aucune importance, mais ça, ça m'empêche de dormir.
JW Pessimiste, optimiste ou réaliste?
RR Réaliste, absolument.
JW Vous écoutez si bien, vous feriez un bon psy...
RR C'est un peu tard pour changer de métier... J'écoute, mais je ne juge pas. Je ne veux pas juger les gens.
Quelle excellente idée d'avoir retranscrit cette interview.
RépondreSupprimerJ'aime la façon décalée dont celle ci est menée. C'est très anglo-saxon.
Et vous l'avez parfaitement rendue.
Merci à vous.