6 juillet 2013

Karim Miské, Arab Jazz : quand un poète mène l'enquête

Karim Miské, documentariste chevronné - ses films ont été diffusés sur Arte, France 2, Canal +, Channel 4 entre autres - s'est mis à la littérature sur le tard, si l'on peut dire, puisqu'il a publié ce premier roman en 2012, à 48 ans. On peut également retrouver sa plume de journaliste sur Rue89, Le Monde, ainsi que sur le site des Inrockuptibles. Il est aussi le co-animateur d'ateliers d'écriture originaux, les "Work in Progress", au cours desquels des auteurs publiés ou non peuvent partager leurs interrogations avec des lecteurs, ainsi que de soirées thématiques sur le cinéma.
Arab Jazz se déroule à Paris 19e, quartier cosmopolite et multiculturel par exemple. Ahmed Taroudant, métis trentenaire, vit de son allocation d'adulte handicapé dans un petit studio littéralement tapissé de polars qu'Ahmed achète par dizaines chez Paul, libraire d'occasion. Ahmed est un solitaire, un ermite dont la grotte serait faite d'un peu de Connelly, de Coben, de Cornwell...

Deux tonnes cinq de livres. Ahmed lit beaucoup, des polars américains interchangeables et de temps en temps, au gré des arrivages de M. Paul, des auteurs dont il se souvient (Manchette, Ellroy, Tosches). Il lit beaucoup mais converse peu. Les seules personnes avec lesquelles il entretient un semblant de relation sont M. Paul le libraire, vieil anar arménien, et sa voisine Laura, hôtesse de l'air de son état, avec laquelle il a noué une forme d'amitié ambiguë, qui lui confie ses clés et la garde de ses précieuses orchidées pendant ses absences professionnelles.
Ahmed a été soigné pour dépression sévère, c'est à peu près tout ce qu'on saura de son passé difficile. Ce jour-là, de son petit balcon, Ahmed observe les nuages dans le ciel, les merveilleux nuages de Baudelaire, son auteur préféré dans une vie antérieure. Son esprit est ailleurs, loin, à La Valette précisément. Et c'est là-bas qu'il sent tomber la première goutte, puis la deuxième, écarlate, qui s'étale sur la manche de sa gallabiyah blanche. Puis les suivantes, qui s'écrasent sur la fleur de lys qui orne son balcon. Là haut, Laura est morte. Ahmed monte à l'appartement de sa voisine, et oui, Laura est morte. D'une mort horriblement mise en scène : attachée, debout, de l'autre côté de la rambarde de son balcon, la jeune femme, à demi-nue, mutilée, a fini de saigner. Et dans son deux pièces, une table mise pour deux, avec, dans un plat blanc, un rôti de porc cru dans une mare de liquide rouge, percé d'un couteau de cuisine. Les orchidées ont été décapitées. Ahmed sait qu'il est un coupable tentant. Il n'appellera pas la police. Il restera chez lui, après s'être débarrassé de sa gellabiyah blanche. Le lendemain matin, il les attendra chez lui, tranquillement.

Lieutenants à la Brigade criminelle, la rousse Rachel Kupferstein et le Breton Jean Amelot sont chargés de l'enquête. Et comme ils ne sont pas nés de la dernière pluie, ils se garderont bien de se jeter sur Ahmed pour en faire leur coupable préféré. Bien au contraire : Rachel, tombée sous le charme d'Ahmed, va réussir à le sortir de la torpeur teintée d'alcool dans laquelle il survit et à le ramener à la vie, tout bonnement.
L'enquête que vont mener les enquêteurs est à l'image de ce quartier, multicolore, riche en zones d'ombre, en odeurs, en rencontres belles ou funestes. De salafiste en Loubavitch, de rappeurs en témoins de Jéhovah, elle va nous emmener jusqu'à New York, jusqu'au Godzwill, cette nouvelle pilule bleue aux effets proprement... hallucinants. Jusqu'à la corruption aussi, jusqu'à l'invraisemblable violence exercée par deux qui sont supposés la combattre. Karim Miské sait nous pousser par-dessus bord, nous faire quitter le confort de l'enquête de quartier pour nous mener vers une histoire complexe, profonde, aux ramifications multiples. Il sait faire naître entre ses personnages des sentiments inattendus, et surtout nous attacher aux pas d'Ahmed, héros compliqué, brillant, souffrant, homme aux ailes coupées qu'on espère voir s'envoler, bientôt.



Karim Miské reçoit le Prix du Goéland Masqué 2013.
A noter : Arab Jazz a reçu le Grand Prix de Littérature policière en 2012 et le Prix du Goéland masqué en 2013.

Karim Miské, Arab Jazz, Viviane Hamy

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