Voilà, le nouveau Cathi Unsworth est arrivé. Et autant vous le dire tout de suite, il est encore plus grand que ses petits frères. Peut-être est-ce parce qu'il se déroule dans le Norfolk, pays d'enfance de l'auteure, et non plus à Londres dans les milieux branchés de la musique et du journalisme. Un retour aux sources ? Oui, mais pas de nostalgie ni de mélancolie gnan-gnan. Non, de la lucidité, de la colère, de l'empathie et de la finesse pour une histoire où la noirceur le dispute au style.
2003, Corrine Woodrow purge une longue peine depuis près de vingt ans dans un établissement isolé, en pleine campagne anglaise, dans le Cambridgeshire. Dire qu'elle est enfermée est un euphémisme: en fait, elle est enfermée en elle-même, incapable de communiquer autrement que par ses aquarelles... En 1984, elle a conquis le surnom peu enviable de Killer Corrine. Car cette année-là a eu lieu, dans une petite station balnéaire du Norfolk, un crime épouvantable, bientôt qualifié de "satanique" par la presse populaire anglaise, dont on connaît le sens de la nuance. Mars 2003 : Sean Ward, détective privé, ancien flic obligé de prendre une retraite forcée suite à une blessure infligée par un ado, est chargé par un haut magistrat de la Couronne de reprendre l'enquête : la science a progressé, et on a retrouvé sur les lieux du crime un ADN inconnu...
C'est parti pour un tour dans la machine à remonter le temps conçue par Cathi Unsworth.
1983, Ernemouth - ville imaginaire de la côte du Norfolk. Loin de Londres, la révolte des jeunes est un brin plus difficile à vivre que dans la capitale. Tatouages, coiffures gothiques, bas résille noirs : quand on a quinze ans à Ernemouth et qu'on revendique le droit de vivre différemment, la communauté fait de la résistance. Même si elle-même a bien des tares à cacher, voire des crimes à camoufler. Corinne va au collège, comme ses amis Debbie, Alex, Darren et Julian. Mais quand elle rentre chez elle, c'est une autre affaire : sa mère est une sacrée bonne femme, qui arrondit les fins de mois en offrant ses services sexuels, et qui picole sec avec ses copains les motards. Et encore, si ce n'était que ça... Corinne s'en tire comme elle peut, heureusement son amie Debbie est là. Arrive au collège la jeune Samantha, fille d'Amanda, elle-même fille d'Edna et Eric Hoyle. Ce dernier est l'heureux propriétaire d'une bonne partie des attractions de la ville : une figure municipale, un roi des affaires, en quelque sorte. Samantha arrive de Londres, où sa mère a vécu ces dernières années. C'est dire le mépris qu'elle éprouve à son arrivée à Ernemouth, petite ville de province. Que peut-on faire quand on s'appelle Samantha, qu'on arrive de Londres et qu'on ne manque pas d'argent? Eh bien partir à la conquête d'Ernemouth, bien sûr. Mais pas à la loyale, non, car Samantha est une petite personne du genre machiavélique. Et sans le moindre scrupule. Va alors se dérouler devant nos yeux incrédules l'inimaginable tragédie qui va aboutir à l'enfermement de Corinne.
Sean Ward, preux chevalier des temps modernes, va devoir lui aussi remonter le temps, et retrouver, vingt ans après, ceux qui à l'époque faisaient la pluie et le beau temps à Ernemouth. Ce ne sera pas une mince affaire ; visiblement, certains ont tout intérêt à ce que la vérité reste là où elle est : bien cachée dans les mémoires et les culpabilités. Mais Ward est opiniâtre, et, avec l'aide de son alliée la journaliste locale Francesca Ryman, il va s'efforcer de faire tomber ce mur de silence et de démêler l'écheveau de cette invraisemblable histoire. A ses risques et périls... Saura-t-il affronter l'incroyable et détestable vérité ?
Alors que dans ses romans précédents, la musique et les musiciens tenaient le premier rôle des intrigues, ici, Cathi Unsworth prend la peine de les réintégrer à leur place, au cœur du quotidien des ados ordinaires des années 80. Elle brosse ainsi un paysage terriblement réaliste et touchant de la vie de ces jeunes paumés, révoltés, maltraités par la pauvreté et le manque de culture. Les personnages qu'elle nous offre là sont vibrants, émouvants, beaux, tout simplement. Vulnérables surtout, et du même coup victimes des adultes et de leur ignorance, victimes de la politique qui les ignore, victimes des puissants qui les exploitent. Des jeunes qui se raccrochent, pour le meilleur et pour le pire, à la musique, mais aussi aux pièges que leur tendent les gourous de tout poil. Dans le roman, on rencontrera ainsi sans surprise le célèbre Aleister Crowley, occultiste dont on retrouvera l'influence jusqu'outre Atlantique, et dans les œuvres de musiciens aussi célèbres que Led Zeppelin, David Bowie ou Iron Maiden. L’œil attentif repèrera même son visage sur la pochette de l'album des Beatles Sergent Pepper's Lonely Hearts Club Band (c'est le deuxième dans la rangée du haut, voir ici).
Cathi Unsworth assume là pleinement ses origines, jusque dans l'écriture qui s'enrichit d'expressions typiques de la région du Norfolk qui ont dû donner un peu de fil à retordre à la traductrice, et réussit une peinture à la fois réaliste et profondément émouvante des lieux et de l'époque. Une peinture tellement réussie que, le temps de la lecture, la sensation d'immersion est permanente. Le lieu choisi, cette petite station balnéaire en plein déclin, est particulièrement attachant, beau symbole du passage difficile entre le temps du punk, de l'énergie et de la révolte à trois accords et celui de la "cold wave" sombre et sans espoir. L'écriture de Cathi Unsworth est courageuse en ce qu'elle ne craint pas
l'horreur du quotidien, bien plus noire que celle, imaginaire, de
certains thrillers. Elle est chaude, palpitante, musicale, elle sait nous
entraîner dans les montagnes russes de l'action, de l'émotion, de la
mémoire et de la réflexion. Zarbi est aussi un roman qui montre à quel point, en Angleterre, la musique reflète le climat social et prend une dimension qui dépasse de loin la simple illustration sonore. Un très grand roman, exigeant, noir et amer.
Lire les autres chroniques et l'interview de Cathi Unsworth
Lire un entretien entre Cathi Unsworth et Martyn Waites (en anglais)
Cathi Unsworth, Zarbi, traduit de l'anglais par Karine Lalechère, Payot / Rivages
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