3 mai 2015

Jérôme Leroy, l'interview en roue libre

Jérôme Leroy intervient lors d'une table ronde chez Joseph Gibert, Paris, avril 2015
Jérôme Leroy, heureux lauréat du Prix des lecteurs/20 minutes Quais du Polar 2015, a publié à la Série noire deux romans qui ont fait couler beaucoup d'encre, sans doute parce qu'ils mettent le doigt là où notre société a mal : l'ascension du Front National. Mais Jérôme Leroy n'est pas né à l'écriture avec Le Bloc. Il a bien voulu nous raconter son itinéraire d'écrivain. Merci à lui.

Pouvez-vous retracer votre itinéraire de romancier?
J'ai toujours écrit. Dès que j'ai su lire, j'ai commencé à écrire des histoires. Je n'ai pas débuté à l'adolescence, mais beaucoup plus tôt. Quand on est gamin, on est un peu mimétique : si on vient de lire un conte de fées, on raconte un conte de fées. Ça ne m'a jamais quitté. J'ai publié mon premier roman en 1990, à 25 ans. Ce n'était pas un polar, même s'il y a dans ce livre quelques hommages au roman noir. C'était un roman un peu autobiographique, comme souvent, qui s'appelait L'orange de Malte. D'ailleurs il va être réédité à l'automne par un petit éditeur qui est fan. En fait c'est devenu une sorte de roman culte : il a eu un joli succès de presse à sortie, et il y a des générations de lecteurs qui m'en parlent encore. Essentiellement, j'y racontais, en me projetant un peu dans le temps, mes lectures, mes amours... C'était un livre très littéraire, au vrai sens du terme. 
Comme il fallait bien avoir un métier, je suis devenu prof. J'ai passé les concours quand j'étais au service militaire. D'ailleurs c'est aussi pendant mon service militaire que j'ai écrit mon premier roman. Comme quoi ça servait ! Je l'ai vécu comme une parenthèse avec du temps, je donnais quelques heures de cours à Saint-Cyr, et il me restait donc pas mal de temps pour lire et écrire. C'est un bon souvenir pour moi. A partir de là, j'ai mis quatre ans à publier mon deuxième livre, une sorte d'essai un peu mélancolique sur mes débuts de prof en ZEP. C'est peut-être à ce moment-là que s'est produit le basculement vers la littérature de genre. J'ai enseigné pendant presque 20 ans, donc j'ai été heureux, mais pas de ce que je voyais. Une vraie violence sociale, avec, en permanence, cette volonté de comprendre comment tout ça tient.

Une idée à laquelle vous êtes revenu dans L'Ange gardien
Oui, tout à fait, avec le personnage de Kardiatou.

A ce moment-là, je me suis mis à écrire des nouvelles pour des revues, qui tournent souvent autour de l'anticipation, entre le noir et la SF. Mon premier roman noir, Monnaie bleue, a paru aux éditions du Rocher en 1997, il racontait des émeutes dans les quartiers. Si bien qu'en 2005, on est venu me réinterviewer à ce sujet, avec quelques autres auteurs de noir. On dit souvent que les auteurs de romans noirs sont un peu visionnaires : en fait, je crois qu'il s'agit surtout d'hommes et de femmes qui ont eu des métiers ou des situations qui les ont mis en contact avec ces choses-là. Flics, taulards, enseignants en quartiers difficiles, éducateurs, personnes engagées dans des mouvances radicales ou associatives comme Quadruppani ou Fajardie, mon parrain en quelque sorte. Je suis d'ailleurs content que Monnaie bleue ait été republié par la Table ronde, et qu'il soit toujours disponible en poche. Car je le considère, au sens canonique du terme, comme mon premier roman noir.
Après, je suis revenu vers l'anticipation, avec des recueils de nouvelles: Une si douce apocalypse, La grâce efficace,  et un roman, Bref rapport sur une très fugitive beauté, qui avait été publié aux Belles-Lettres et qui est aujourd'hui totalement introuvable, comme tous les autres livres de la même collection "Le grand cabinet noir". En 2001, je publie Big sister, auquel je tiens particulièrement car il fait la fusion entre le roman noir et le roman d'anticipation. Il est construit comme un roman noir, avec une traque, une poursuite, et il se passe dans un univers dystopique, puisqu'il s'agit d'une forme d'intelligence artificielle née du recoupement de fichiers informatiques. Après un autre recueil de nouvelles, et une pièce pour la radio, j'ai publié Bref rapport sur une très fugitive beauté, qui met en scène un couple dans une fin du monde intimiste, en jouant sur les codes du genre. C'est en 2009 que j'ai j'écrit En harmonie, un roman hommage à Frédéric Fajardie publié aux Equateurs.

Ensuite, la Série noire avec Le Bloc.
Aurélien Masson est venu me chercher parce quelqu'un de bien intentionné lui avait mis Monnaie bleue entre les mains. Donc il y a eu Le Bloc, puis trois ans après L'Ange gardien.

Comment vous situez-vous par rapport à quelqu'un comme George Orwell ?
C'est une référence majeure, bien sûr. D'ailleurs avec le titre Big Sister, le lien était clair. Le thème que j'ai exploré jusqu'en 2008 à peu près, c'était la fin du monde, ou plutôt la fin d'un monde, comme l'ont fait des gens que j'admire comme J.G. Ballard. Puis j'ai eu la sensation que cette phase-là était terminée, et qu'il allait falloir s'attaquer au présent. Le Bloc, j'en avais l'idée depuis longtemps. Pour moi, le meilleur moyen de comprendre ce qui s'est passé ces trente dernières années, c'est de regarder l'ascension de l'extrême droite, et de considérer son évolution non pas comme une cause, mais comme le symptôme de ce qui se passe aujourd'hui.

J'imagine que votre engagement politique est très lié à ce choix.
Oui, on me dit toujours que je dois avoir une masse incroyable de documentation sur la question. Mais finalement pas tant que ça. Depuis l'âge de 20 ans, j'ai toujours vu ces gens-là en face de moi. On les regardait de très près, on se renseignait beaucoup sur eux. Nous sommes donc devenus, presque à notre corps défendant, des "amateurs éclairés"...

Dans Le Bloc, on voit bien le paradoxe entre l'amour d'une certaine littérature dite de droite et l'engagement politique à gauche.
Il n'y a pas de paradoxe. Ce que j'aime, c'est la littérature. S'il se trouve que certains auteurs dont j'aime l'écriture, comme ADG par exemple, que j'ai connu, ont eu des engagements politiques contraires aux miens, ça ne me pose aucun problème. Ce qui compte, c'est que ce sont de très bons écrivains. D'ailleurs en fait, pour ces auteurs-là, il ne s'agissait pas vraiment d'engagement mais de désengagement. Ce qui était amusant, c'était qu'ils étaient des minoritaires. Je pense à Nimier, mais surtout à Blondin, qui était encore plus inclassable : ils développaient des capacités d'insolence, de provocation et d'élégance qui m'ont toujours séduit. Je ne vois pas pourquoi je devrais manger communiste, baiser communiste, lire communiste et me coucher communiste. Ce n'est pas ainsi que doit se définir un militant.

Dans
L'Ange gardien, vous revenez avec force sur l'importance de l'éducation, comment on fabrique on homme, comment il devient ce qu'il est.
Là, c'est le côté marxiste qui reprend le dessus. Je crois profondément qu'on est le fruit de nos déterminismes sociaux, de nos déterminismes de classe. Après, si on en a conscience, on peut éventuellement s'en affranchir. Il y a une vraie distinction marxiste entre conscience de classe et appartenance de classe. On peut appartenir à la classe ouvrière et voter Front national : ça prouve qu'on n'a pas de conscience de classe. C'est la même chose pour la bourgeoisie : c'est pour cela qu'heureusement, il peut y avoir des bourgeois de gauche. Donc il faut prendre conscience de ces déterminismes, et ensuite - c'est le plus compliqué - s'en affranchir. Et le meilleur moyen d'en prendre conscience, c'est l'éducation.

Quelqu'un comme Berthet, dans L'Ange gardien, n'a pas besoin d'une telle prise de conscience.
Berthet, c'est un fantôme. Même moi, je sais à peine qui c'est. C'est un fantôme, donc une créature romantique qui se met en marge. On peut aussi penser à Maynard, dans Le bloc, qui est un salaud, mais qui est éperdument amoureux, comme l'indique bien la phrase qui commence et qui termine le roman. "Finalement, tu es devenu fasciste à cause d'un sexe de fille..." J'ai été très influencé par la conception surréaliste de l'amour, l'amour fou. L'amour comme puissance subversive, avec sa capacité à renverser l'ordre social.

Oui mais pour Berthet, il s'agit d'un amour platonique.
L'Ange gardien, c'est un roman de la sublimation. D'ailleurs j'ai quelque regret qu'on ne voie dans L'Ange gardien qu'une fable politique, alors que j'ai raconté, aussi, une histoire d'amour. Ce qui m'intéressait, c'était la sublimation : le véritable amour étant celui qui est capable de surmonter le désir sexuel. Berthet, c'est Humbert Humbert sans la sexualité. Berthet, c'est quelqu'un qui sublime, il n'y a pas de frustration. C'est l'amour, la grâce.  Quand je pense au roman noir, immédiatement je songe à David Goodis, qui, à mon sens, est un grand romantique. Des romans comme La nuit tombe, Cauchemar, où des figures de femmes apparaissent de façon obsessionnelle, sont absolument magnifiques. Alors que chez James Cain, on a affaire à la "femme fatale", la "salope", chez Goodis, c'est tout autre chose. Le noir est un romantisme, non ?


Le Bloc et L'ange gardien, parus à la Série noire

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