5 juin 2017

Hervé Prudon, "La langue chienne" : remuée

Il n'est pas si fréquent de tomber sur un roman qui vous remue. C'est ce qui vient de m'arriver avec La langue chienne de Hervé Prudon. Publié une première fois à la Série noire en 2008, le roman n'avait sans doute pas rencontré le public qu'il méritait. On ne remerciera donc jamais assez les éditions de la Table ronde et Jérôme Leroy, qui a voulu le republier cette année dans la collection "La petite vermillon". Hervé Prudon est un auteur dont on ne parle pas assez. Pourtant, ce n'est pas faute d'avoir écrit : depuis la fin des années 70, il a publié une trentaine de titres, travaillé comme scénariste et comme auteur de théâtre, comme journaliste aussi. Peut-être est-ce le lot des auteurs qui ne se laissent pas enfermer dans un genre (et les codes qui vont avec) que d'être connus et reconnus par peu de lecteurs, suffisamment curieux et amoureux de la langue pour apprécier une littérature libre, tortueuse, audacieuse, qui ose franchir les barrières, défier les règles narratives auxquelles sont habitués les lecteurs, s'exprimer sur le mode poétique au sein même d'un roman noir.
La langue chienne est inspiré par un fait divers sordide : un homme brûlé vif par sa femme et son amant.  Martin est un drôle de type. Il aime les mots, il aime se les mettre en bouche, jouer avec, leur faire jouer leur rôle de porteurs, voire de créateurs d'idées. Martin parle, beaucoup. Mais ce n'est pas un beau parleur pour autant. Ses mots troublent, dérangent, perturbent :
"Pendant trop longtemps je m'étais contraint à énoncer clairement ce qui se conçoit bien. J'avais dit des choses sensées en termes modérés.
Un jour, pour changer, j'ai dit une belle connerie. Et je me suis dit que la connerie était belle.
Déjà ma chair était trop triste et j'avais lu trop de livres.
Les neurones s'ennuient le dimanche."


Martin a vécu sa jeunesse en banlieue parisienne, cette banlieue pavillonnaire où se terrent les classes moyennes dont il sera beaucoup question tout au long du roman. Avec ses parents, une mère moyenne, un père moyen, "le général en chef de la classe moyenne"... Un ennui mortel, une tristesse infinie. Heureusement, il y a les mots. Mais les mots ne suffisent pas. Il faut bien que la chair exulte. Si l'on peut dire. Martin est invité à un mariage par un de ses anciens camarades de vacances. Les festivités se déroulent dans le Pas-de-Calais. Et là, il y a Gina. Petite bonne femme aux cheveux jaunes ("bouton d'or", dit Martin), aux grands yeux bleus qui lui mangent le visage. Martin, le Parisien, tombe amoureux à sa façon, de Gina, la Calaisienne. Ils s'installent dans l'appartement de Gina, à Calais. Pas d'argent, pas d'amis, guère de famille. Ça n'a aucune importance, car rien de ce qui unit ces deux-là ne ressemble à ce qui nous est familier. 

Ce qui, raconté ainsi, ressemble à une histoire d'amour bien ordinaire, devient au fil des pages une histoire racontée sur le mode autobiographique par un Martin qui ne se fait aucune illusion sur sa propre personne : "Pervers et malingre, malin non comme un singe mais comme un chancre enkysté, mendiant dans l'âme." S'étonnera-t-on alors que la petite Gina se fasse volontiers bousculer par Franck Chichon, balaise bien pourvu par la nature côté pantalon, un peu moins côté cerveau, et qui va finir par faire partie de la famille... surtout une fois celle-ci installée dans la coquette maison de bord de mer que la marraine de Gina lui a léguée en héritage. Au fil des pages se déroule l'histoire qui, mine de rien, s'achemine, ponctuée par des drames petits et grands, vers l'horreur finale, dont il convient de ne rien dévoiler... Encore faudrait-il s'entendre sur les mots, car Prudon parvient à nous dépeindre une situation effrayante sans jamais hausser le ton... Martin, quoiqu'il arrive, persiste... "J'aurais pu m'admirer dans une autre facette des multiples réalités de la vie et commencer par fermer ma gueule, enfin, pour voir le sens de ces réalités.
Arrêter d'en venir aux mots."
Voilà. Martin aurait pu. Et c'est bien là une des forces du roman : nous montrer un homme de mots, issu de la maudite classe moyenne, qui, l'air de rien, disparaît petit à petit dans un monde qui n'est pas le sien mais dans lequel il ne parvient pas à se faire sa place... Ce n'est pas un hasard si l'auteur a situé son histoire dans une des régions les plus pauvres de France : c'est l'occasion pour lui de décrire avec cynisme mais sans cruauté une vie dont on ne s'échappe pas. Une vie qui n'est pas méprisable, une autre vie, quoi... Entre la classe moyenne et cette vie-là, finalement. L'autre force du roman, c'est son usage de la langue. De litanies en éructations, de formules lapidaires en envolées poétiques, il porte littéralement son texte de la crête de la vague à son creux, laissant le lecteur pris au piège surfer sur l'océan furieux de ses jeux de langage, de ses dialogues ahurissants, de ses histoires de chiens et de son effroyable histoire d'amour.

Hervé Prudon, La langue chienne, "La petite vermillon", La Table ronde

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