Séverine Chevalier n'a pas son pareil pour imposer son style d'emblée : dès les premières pages, le lecteur abandonne toute résistance et se livre pieds et poings liés au sort qu'elle lui a jeté. Non, Séverine Chevalier n'est pas une sorcière. Juste un écrivain unique, et c'est déjà beaucoup. Déjà dans Recluses (Ecorce, 2011, voir la chronique ici) et Clouer l'ouest (La Manufacture de livres / Ecorce 2015, voir la chronique ici), elle utilisait la langue, le mot, la phrase, leur géographie et leur sonorité à sa manière unique, et parvenait à nous convaincre que la narration est un art multiple, complexe, et qu'au détour de l'inattendu, c'est la beauté qui est au rendez-vous, la justesse, la poésie, la sensibilité. Au début de Les mauvaises, Séverine Chevalier semble faire quelques concessions à une forme de classicisme narratif. Ce n'est qu'artifice. C'est pour mieux nous croquer...
Les mauvaises s'articule autour de plusieurs périodes - les années 80 (avec une incursion brève mais intense dans les 70s) et 2017, et trois personnages principaux. Roberto et Ouafa, deux filles d'une quinzaine d'années qui forment un trio inséparable avec le jeune Oé. Car chez Séverine Chevalier, les filles peuvent s'appeler Roberto comme les chiens peuvent s'appeler Monique. Roberto vit avec son père Lipo et son grand-père Bébé : une maison d'hommes, quoi. Car sa mère s'est fait la belle aussitôt rentrée de la maternité, avec le frère de Lipo en plus. Une drôle de vie avec un père ouvrier d'usine et un grand-père devenu pratiquement grabataire mais qui, autrefois, fut très... affectueux. Roberto va au collège, mais pendant les vacances elle travaille chez Evelyne, au salon de coiffure du village. Là, elle se ruine les mains avec les produits, se met du rouge à lèvres, se maquille comme une voiture volée, histoire de s'adapter à la clientèle. Et pourtant, ça n'est pas son genre, à Roberto. Toute maigre, tout en jambes, elle a beau mettre sa jolie robe orange, elle a plutôt l'air d'un garçon manqué, avec son gros rire rauque... Ou plutôt d'"une herbe folle, un cheveu d'ange, une herbe folle d'été".
Le jour où commence le roman, le 11 août 1988, le préposé à la chambre mortuaire fait sa ronde. Drôle de métier pour un drôle de type, qui a eu une femme, autrefois. Sauf que "quand elle était morte il ne s'en était pas rendu compte car elle ne parlait pas beaucoup." Il a trois clients en ce moment, et parmi eux, il y a... Roberto. Qu'on a retrouvée pendue au viaduc. Sauf que pour l'heure, son corps a disparu...
Pardon, j'ai oublié de vous parler du décor, du contexte. Nous sommes dans le Massif Central. Non loin, un barrage pour lequel on a dû évacuer un village, désormais englouti. Et puis le viaduc, chef-d'oeuvre de l'époque qui a attiré bon nombre d'ingénieurs venus d'ailleurs et repartis aussitôt leur prodige accompli, laissant derrière eux des maisons vides, désespérément vides. Et un village hors du temps, replié sur son histoire battue en brèche par la modernité à l'oeuvre, celle qui ne dure pas et qui laisse derrière elle un viaduc ferroviaire désaffecté, un village noyé sous un lac artificiel. Pour l'heure, le lac vient d'être vidé, et les cars de touristes s'arrêtent là, au bord du village englouti, devenu curiosité touristique... Au pays des volcans et des forêts, les hommes font un peu n'importe quoi...
Les deux amis de Roberto s'appellent Ouafa et Oé. Ouafa, boule noiraude (c'est l'auteur qui l'écrit), fille de Margot, arrivée là par hasard après une enfance passée dans une tour de cité, et qui pousse en toute liberté vu que sa mère a décidé de la laisser faire. Même quand elle décide de se raser la tête : "une sorte de robot-warrior avec une tête d'extra-terrestre globuleuse à faire peur, elle s'en foutait.". Oé, petit garçon pas comme les autres, sauvageon, n'aime pas qu'on le touche, ne parle pas, n'écoute pas... Oé, c'est le fils du notable local, l'industriel du coin Jean-Guy Pallat-Pairfect, et sa femme Athel. Ces deux-là vivent dans la plus jolie maison du village. Vivent-ils? Pour Jean-Guy, la vie c'est son usine. Pour Athel, qu'est-ce que c'est ? Son fils Oé, l'intouchable ? Son ennui ? Sa solitude ?
Tout est en place. A coups de petits chapitres très courts, comme un journal de bord, Séverine Chevalier nous promène, avec ses mots justes, précis, acérés, dans l'histoire de ces gens-là et de ces lieux-là, inséparables. Où est donc passé le corps de Roberto ? On préfère soupçonner l'étranger, c'est plus simple. Mais l'étranger s'en est allé, poursuivre ailleurs sa vie de vagabond. A la fin du roman, l'auteure nous ménage une dernière partie baptisée XXIe siècle. Là, en 30 pages de poésie en prose, elle clôt l'affaire à sa manière tout en nous livrant sa vision du monde, de son absurdité, la dérision de nos prétentions humaines, l'oubli, la douleur et la tristesse des destins.
Où est le corps de Roberto ? S'est-elle vraiment suicidée ? Pourquoi ? Séverine Chevalier nous propose ses questions, et elle joue le jeu en y répondant à sa manière. Au fil de ses pages, sans jamais recourir aux affèteries narratives et sentimentales auxquelles nous sommes habitués, elle affûte notre sensibilité, guide le rythme de notre respiration, et finit par atteindre son but : nous laisser au bord des larmes et nous montrer, en toute humilité, le pouvoir de la littérature.
Séverine Chevalier, Les Mauvaises, La Manufacture de livres, collection "Territori"
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