24 avril 2011

Entretiens avec RJ Ellory, Comme un torrent (épisode 1)


Interviewer Roger Jon Ellory, c’est un vrai bonheur. Mais c’est aussi une lourde responsabilité ! Car ses fans nous attendent au tournant… Voici la première partie de notre interview fleuve en 4 épisodes. Vous passerez donc l’intégralité du mois d’avril en compagnie de RJ Ellory : avouez qu’on vous gâte. Dans cet épisode, il sera question d’écriture. La semaine prochaine, nous parlerons des écrivains, et enfin de cinéma et de musique. Inutile de dire que vos commentaires sont les bienvenus : nous les transmettrons à l’auteur, qui les lira sans nul doute avec beaucoup d’attention.

L’écriture et … l’écriture

À chaque fois que je commence un de vos romans, j’ai la double impression d’un flot puissant de mots, d’images et d’émotions, doublée de la certitude que chaque mot est choisi pour lui seul, que le flux de la phrase est totalement maîtrisé, avec un rythme presque cinématographique. Et pourtant vous dites que vous corrigez peu. Comment expliquez-vous cela ? L’expérience ? Ou bien est-ce que vous portez vos romans si longtemps qu’une fois que l’écriture commence, le travail est presque déjà fait ?
Belle question. En fait pour moi c’est un processus très organique, immédiat. Vous savez que j’ai écrit beaucoup de romans avant d’être publié, et je pense que cette expérience est très précieuse. Je ne fais jamais de synopsis ni d’ébauche avant d’écrire un livre, mais c’est vrai que je le porte dans ma tête tout le temps. Quand je travaille à un roman, j’y pense sans cesse – où est-ce que je vais, que va-t-il se passer ensuite, et s’il arrive cela, alors comment ceci va-t-il se produire, et ainsi de suite. Je change d’avis, je prends des directions différentes, et ce n’est que quand j’ai terminé, quand j’ai compris comment le livre se termine que je m’attaque à tous les petits détails qui jalonnent le roman. Je travaille aussi vite que possible – environ 50 000 mots par mois, si bien que le premier jet est terminé en deux ou trois mois. Puis je prends du recul pendant quelques jours. Je m’y remets, et je passe deux jours à corriger là où c’est nécessaire, et voilà.
Vous êtes un virtuose de la structure. Par exemple, dans Les Anonymes, la progression de l’histoire est très influencée par les pages en italiques, où le lecteur se familiarise avec l’histoire de John et Catherine. La vision du lecteur bascule totalement, de la peur initiale à une compréhension grandissante, voire à une forme d’empathie. En parallèle, l’enquête suit une progression plus lente. Et pourtant on n’est jamais perdu. Comment faites-vous ? Le rythme fait-il partie intégrante de votre projet d’écriture dès le début, ou s’impose-t-il au fur et à mesure que l’écriture avance ?
Non, il fait partie intégrante du processus. Je pense à la structure comme à un morceau de musique, une symphonie en plusieurs mouvements par exemple, où chaque mouvement s’ajoute à l’ensemble, mais au fur et à mesure que le morceau avance, on perçoit des répétitions de thèmes précédents, des mélodies qu’on a déjà entendues mais peut-être dans une tonalité différente, et on commence à comprendre la globalité du morceau. Plus j’avance, plus je sens la tension, plus je perçois clairement à quoi ressemblera le final et quelle sensation on éprouvera au bout du compte. Ce n’est pas toujours le cas, mais parfois le cheminement m’emmène là où je ne m’y attendais pas. On dit volontiers que le voyage est toujours plus intéressant que la destination, et c’est probablement le cas avec mes romans.
Toujours dans Les Anonymes, le « berger » de la CIA convainc ses futurs agents en leur parlant de la dualité entre la morale et l’éthique. Qu’en pensez-vous ?
Je pense qu’il existe une énorme confusion entre les deux. Pour moi, la morale est constituée des règles établies par une société qui nous dicte ce que nous pouvons faire. Elle est fondée sur ce que la société estime le plus favorable pour la survie d’une majorité de gens. L’éthique est quelque chose de personnel. Moralement parlant, il est mal de tuer un être humain. Éthiquement parlant, si l’être humain en question est un kidnappeur, un assassin, ou s’il menace la sécurité de vos enfants, c’est beaucoup moins évident d’affirmer avec assurance qu’il est mal de tuer en situation de légitime défense. La morale est sociale, l’éthique est individuelle. Là où cela se complique, c’est quand la société se met à vouloir réguler les décisions éthiques des individus, sans prendre en compte les circonstances et la situation de ces individus.  
Vous êtes très concerné par les questions d’éducation et de culture. Pensez-vous que le manque de culture peut aboutir au fanatisme et au terrorisme ? Est-ce un des thèmes que vous vouliez aborder dans Les Anonymes ?
Pour moi, le manque d’éducation est à l’origine de tous les maux de la société. L’intolérance et le racisme, la bigoterie et la peur de l’autre sont fondés sur l’ignorance, et le manque d’éducation est la cause de l’ignorance. Les gens éduqués, qu’ils aient fait des études ou non, sont les plus tolérants, les plus lucides, les plus respectueux des autres. Effectivement, j’essaie toujours dans mes romans de rendre compte de l’ambivalence des choses. Par exemple, avec Vendetta, tout commence avec la volonté d’écrire l’histoire d’une personne absolument abominable. Et pourtant, à la fin du roman, on ressent une certaine sympathie pour lui, une empathie, on pourrait presque lui pardonner. Pourquoi ? Parce qu’on peut le comprendre, peut-être pas moralement, mais au moins éthiquement.
Vous dites qu’un auteur ne devrait pas nécessairement écrire sur ce qu’il connaît, mais sur ce qui le passionne. Envisageriez-vous d’écrire un roman, par exemple, d’un point de vue féminin ? Ou bien où le personnage principal serait une femme ?
En fait, j’en ai écrit un. C’était le deuxième roman publié en Angleterre, il s’appelle Ghostheart (non traduit en français). 
Vos romans sont toujours situés aux États-Unis. Pourtant, vous avez une vision assez terrifiante du système qui sous-tend le fonctionnement de ce pays. Comment expliquez-vous cela ?
En fait, j’ai été bercé depuis tout petit par la culture américaine. J’ai grandi avec Starsky et Hutch, Hawaï police d’état, Kojak, toutes ces séries. J’adorais l’atmosphère, la diversité des cultures. La politique américaine me fascinait. Comparés à l’Angleterre, les États-Unis sont un pays jeune, et il m’a semblé que cette société, c’était la couleur, la vie même. J’y suis allé très souvent, et bizarrement, à chaque fois, c’est un peu comme si je rentrais chez moi. Comme une sensation de « déjà-vu », vous voyez ce que je veux dire ? En plus, en tant que non Américain, j’ai l’impression de bénéficier d’un statut d’observateur vis-à-vis de certains aspects de la culture américaine. Le problème, quand on écrit sur ce qu’on connaît, c’est qu’on finit par ne plus faire attention aux choses. On considère tout comme acquis. Ce qui est étrange ou intéressant, qu’il s’agisse des gens ou des lieux, finit par perdre son caractère à nos yeux. En tant qu’ « outsider », on ne perd jamais ce point de vue vierge, cette sensation de première fois qui est très importante pour moi. On recommande souvent aux auteurs d’écrire sur les choses qui leur sont familières. Je ne pense pas que ce soit une erreur en soi, je crois juste que c’est très limitant. Je pense qu’on doit aussi pouvoir écrire sur ce qui nous fascine. Ainsi, on laisse à la passion et à l’enthousiasme une chance de transparaître dans le texte. Je pense aussi qu’à chaque nouveau roman, il faut se lancer un défi. Traiter de sujets nouveaux, différents. Ne pas se laisser prendre au piège de la formule. À mon sens, tous les auteurs veulent écrire de grands livres. Je suis persuadé qu’aucun auteur, au plus profond de lui-même, n’écrit parce que c’est un bon métier, ou pour gagner de l’argent. J’adore écrire, et même si les sujets que je choisis m’emmènent aux États-Unis, l’essentiel pour moi demeure d’écrire un texte capable d’émouvoir le lecteur, peut-être même de le faire changer d’optique sur la vie, et en même temps d’écrire aussi bien que je peux. Et les sujets que j’ai envie de traiter – qu’il s’agisse de conspirations politiques, de meurtres en séries, de relations raciales, de crimes politiques ou d’enquêtes du FBI ou de la CIA – ne fonctionnent qu’aux États-Unis. Le genre de romans que j’écris ne fonctionnerait pas dans nos petits villages anglais, noyés dans la verdure, où gambadent les Hobbits ! Quant à la vision terrifiante que j’ai des États-Unis, je pense que cette vision pourrait s’adapter à n’importe quel pays. À cet égard, je pourrais aussi bien écrire sur l’Angleterre, la France, l’Afrique du sud ou le Brésil. Chaque culture, chaque société a sa part d’ombre, et en tant que romancier, je me contente d’y diriger mon éclairage.
William Desmond, le traducteur français de Stephen King, affirme qu’une des forces de King réside dans sa capacité à reconnecter son lecteur à ses émotions et à ses sensations d’enfance. Lors d’une interview récente, vous disiez quelque chose d’approchant en évoquant vos premières lectures et notamment Stephen King. J’ai pensé à Mark Twain en lisant Seul le silence, et c’est sûrement à cause de cette capacité que vous avez à retrouver à la fois l’innocence de l’enfance et ses émotions enfouies. Pensez-vous que cette qualité contribue au succès de vos romans ?
Quel que soit le roman, ce qui compte pour moi, c’est l’émotion qu’il provoque. Le choix de mes sujets tient au fait qu’ils constituent pour moi la meilleure opportunité d’écrire sur de vraies personnes confrontées à des vraies situations. Rien dans la vie n’est plus intéressant que les gens, et ce qui est sans doute le plus intéressant chez eux, c’est leur capacité à vaincre les difficultés et à survivre. Dans mes romans, je peins des « drames humains », et ma toile est suffisamment grande pour y représenter tout le spectre des émotions humaines. C’est cela qui concentre toute mon attention. On m’a dit un jour que la différence entre fiction et non-fiction était que cette dernière a pour principal objectif la transmission d’information, alors que la première a pour objectif principal de susciter l’émotion chez le lecteur. J’aime les auteurs qui me font ressentir des émotions, quelles qu’elles soient – Je veux ressentir quelque chose quand je lis. Il existe des millions de livres formidables, très bien écrits, mais dont l’intrigue et le style sont de nature très mécanique. Trois semaines après les avoir lus, vous ne vous rappelez plus rien. Ce n’est pas une critique, car je reconnais qu’il faut être très brillant intellectuellement pour concevoir des intrigues aussi sophistiquées. Les livres qui comptent vraiment pour moi sont ceux que je me rappelle plusieurs mois plus tard. Même si je ne me souviens pas des noms des personnages ou du déroulement de l’histoire, je me rappelle l’émotion que le livre a éveillée en moi. C’est cela qui compte.
Quant à la recherche et à la documentation, j’en ai fait beaucoup et je continue. J’ai toujours voulu m’assurer que tous les éléments qui figurent dans le livre sont exacts en termes de temps et de lieu. C’est beaucoup de travail. Cela me rappelle un vieil adage sur l’écriture : « Fais en sorte que ta culture soit discrète. » Cela veut dire qu’il ne faut pas enterrer la fiction sous une tonne de faits réels. Il faut que je fasse attention d’ailleurs, que je veille à ce que l’histoire et les aspects culturels, nécessaires pour offrir un reflet juste de l’époque et du lieu, ne prennent pas une importance telle qu’ils finissent par enterrer l’histoire ! Certains faits sont difficiles à documenter, d’autres plus faciles, mais l’auteur doit toujours faire en sorte que son travail soit aussi sincère et authentique que possible.
Pour en revenir au thème de l’enfance, vous a-t-on déjà interrogé sur les aspects psychanalytiques de cette capacité à renouer avec l’enfance ? Si oui, comment réagissez-vous face à ce type d’interprétation ?
J’ai consacré des années à lire d’innombrables livres sur l’esprit, la vie, les hommes, la psychologie et nos modes de fonctionnement. Je pense que personne n’a le monopole de la vérité. Je pense qu’aucune science, aucune religion, aucune philosophie ne saurait détenir toutes les réponses aux difficultés humaines. Je n’ai jamais fait de psychanalyse, mais je me suis posé beaucoup de questions liées à cette approche, et je passe beaucoup de temps à discuter de ces questions avec mon frère et mes amis. C’est un domaine qui me fascine, je pense souvent aux effets que le passé exerce sur le présent, à la façon dont le passé influence ce que nous sommes et la façon dont nous menons notre vie. Pour être parfaitement franc, je crains de ne pas me rappeler grand-chose de mon enfance, et pourtant je suis sûr qu’elle est là, présente quelque part. Je suis persuadé que l’effet émotionnel de mes expériences d’enfant est caché au fond de moi, et que lorsque j’écris je puise de façon subconsciente dans cette source de vécu et d’émotions. Je dis souvent que les Français, plus que d’autres, ont la faculté de regarder au-delà des choses. Ils voient les choses pour ce qu’elles sont, puis ils essaient de voir plus loin. Je pense que c’est une qualité fantastique que de ne jamais s’arrêter aux apparences. C’est ce que j’essaie de faire moi aussi, je pense que cela nous aide à nous comprendre nous-mêmes, à comprendre la vie. Plus nous comprenons, plus nous sommes parés pour survivre et réussir notre vie.

À suivre... 
© Tous droits réservés - Entretiens pour le Blog du Polar (Avril 2011)

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