Asphalte est une maison d’édition fondée fin 2009 par Estelle Durand et Claire Duvivier. Les deux jeunes femmes avaient connu plusieurs expériences dans l’édition avant de se lancer dans l’aventure. Une idée précise de ce qu’elles voulaient – de l’urbain, de la contre-culture, du voyage – un savoir-faire certain, une belle énergie, une créativité féconde : deux ans plus tard, Asphalte propose déjà un catalogue très singulier de quatre collections et près de 20 ouvrages. Estelle Durand a bien voulu répondre à nos questions.
LBdP : Fonder une maison d'édition en 2009, en pleine crise financière, à un moment où l'édition ne va pas très bien, c'est audacieux. Pouvez-vous me raconter l'histoire de cette naissance ?
ED et CD : Vous n’êtes pas la première à nous faire cette remarque ! Nous avons évidemment bien étudié la question avant de nous lancer, ainsi que le marché du livre.
Le principe de base, c’est bien sûr une gestion des coûts serrée – une maison d’édition est avant tout une entreprise, il faut sans cesse avoir les pieds sur terre et créer à partir de ses moyens. – mais aussi une identité claire pour se faire une place et se démarquer. Crise ou pas crise vous me direz, mais c’est d’autant plus important en temps de crise. Je pense qu’il y a de la place pour tous à partir du moment où chacun garde son image, son identité, son esprit. La maison est née en juillet 2009 sur le papier, mais les premiers titres sont sortis en mai 2010. Le temps de trouver les précieux premiers titres, de trouver un non moins précieux diffuseur-distributeur et de tout préparer au chaud avant le jour J !
LBdP : Vos choix éditoriaux sont clairs, on les trouve dès la page d'accueil de votre site: littérature urbaine, contre-culture, voyage. Ces choix reflètent-ils vos centres d'intérêt antérieurs ? Ont-ils évolué avec le temps ou êtes vous restées fidèles à vos options d'origine ?
ED et CD : Ces trois axes, ingrédients comme on aime à le dire, correspondent à des univers qu’on apprécie chacune. Mais tout est cohérent : qui dit voyage dit route, qui dit route dit Kerouac, lequel appelle la contre-culture et toutes les formes qu’elle a pu prendre au cours du siècle. Et qui dit route dit forcément ville, dans toutes ses géographies possibles, bien ancrées dans le réel ou complètement fantasmées. Le nom Asphalte recouvre toutes ces directions, cet esprit que l’on voulait insuffler à la maison et à son catalogue.
Comme je le disais, il est important de rester fidèle à ses choix, ne pas s’éparpiller tout en se renouvelant. Aucun titre Asphalte ne se ressemble. Nous restons donc sur la même ligne, on garde le cap, c’est essentiel pour ne pas dériver !
Les évolutions se trouvent dans les manières de traiter tel ou tel aspect de notre ligne. Nous faisons certes de la littérature urbaine, mais il serait réducteur de penser qu’il s’agit exclusivement de textes contemporains mettant en scène la banlieue. Les Eaux-fortes de Buenos Aires, par exemple, sont des chroniques écrites dans les années 1930 par Roberto Arlt, pionnier de cette littérature en Argentine. Ce n’est pas ce à quoi on songe de suite en entendant parler de « littérature urbaine », pourtant ça en fait partie. Le fait de publier des auteurs d’horizons divers contribue aussi à élargir ce que l’on entend par contre-culture et voyage. Les hippies de Chiens fous, roman thaï paru en janvier dernier, ne sont pas les hippies de San Francisco !
LBdP : Que pensez-vous de la pléthore de publications et de nouvelles collections qui caractérise le genre polar/noir ? Votre collection « Asphalte Noir » est à la fois dans l'air du temps et singulière puisqu'elle publie des nouvelles, genre réputé difficile à vendre en France.
ED et CD : Avec la collection « Asphalte Noir », il ne s’agissait pas d’être dans l’air du temps ! C’est juste le fruit d’un beau hasard qui nous a fait découvrir cette belle collection chez un éditeur indépendant de Brooklyn, avec lequel nous avons trouvé une certaine communauté d’esprit.
Il s’agit certes de nouvelles, mais portées par le concept « une ville, une anthologie ». Ces nouvelles sont idéales pour plonger successivement dans les atmosphères des quartiers décrits et permettent une lecture fragmentée, laquelle correspond bien aux modes de lecture que l’on a par exemple en voyage.
Nous ne voulions pas nous arrêter devant l’idée reçue selon laquelle les Français ne lisent pas de nouvelles. Si le thème est bien choisi, si le livre est attrayant, si l’on peut aller plus loin (grâce notamment à nos playlists Asphalte, aux cartes interactives sur le blog, mais aussi aux visuels plutôt colorés des livres), on peut dépasser ce blocage et créer un « effet collection » qui donne envie d’acheter le volume sur Rome si on a apprécié celui sur Londres par exemple.
LBdP : Pour rester avec cette collection, comment choisissez-vous vos textes ? Quelle "feuille de route" donnez-vous à vos éditeurs ?
ED et CD : Ces anthologies noires et urbaines correspondaient exactement à ce qu’on avait envie notamment de publier : des sortes de guides alternatifs de voyage, par la fiction (noire dans ce cas). La collection américaine compte à ce jour environ une cinquantaine de titres. Le but n’est pas de tous les reprendre mais de les sélectionner soigneusement tant par la ville abordée (certaines sont plus porteuses d’une imaginaire pour les lecteurs français que d’autres) que par la qualité des textes courts réunis.
LbdP : Pour l'instant, la plupart de vos titres sont des traductions. S'agit-il d'un choix ou souhaitez-vous également publier des auteurs francophones ? Avez-vous des difficultés à trouver des manuscrits en français qui correspondent à vos critères ?
ED et CD : Asphalte est une maison cosmopolite, cela fait partie de son identité depuis le début. Nous ne nous interdisons pas de publier des textes français, au contraire ! Mais c’est vrai que pour le moment, nous n’avons pas lu de manuscrit susceptible de correspondre à l’esprit Asphalte. On persévère, ça va venir !
LBdP : Lorsqu'on parle de littérature urbaine, on pense presque tout de suite roman noir. Pensez-vous qu'il y ait une bonne raison à cela ou bien est-ce que cela ressort du préjugé?
ED et CD : La littérature urbaine est bien plus vaste que le roman noir. Qui peut dire que les Eaux-fortes sont du roman noir ? De même le roman anglais Pommes est très urbain, très ancré dans la ville de Middlesbrough dans laquelle évoluent des ados paumés montrés sans fard. On n’a pourtant aucun élément du roman noir.
LBdP : Sur votre site Internet, vous réservez une section entière aux traducteurs, ce qui n'est pas fréquent. Comment travaillez-vous avec vos traducteurs, comment les choisissez-vous ?
ED et CD : Les différents traducteurs avec lesquels on a travaillé ont été rencontrés de multiples façons : recommandations ou encore tout simplement via le site de l’Atlf. Il est arrivé souvent également que des traducteurs viennent nous apporter des projets. Si ces projets se concrétisent, on travaille alors évidemment avec eux, ce sont leurs bébés!
Nous avons à cœur de continuer à travailler avec les mêmes traducteurs, de se constituer en quelque sorte un réseau.
LBdP : Sur votre blog, vous mettez en ligne quelques "play lists". Pensez-vous que parmi les auteurs contemporains, beaucoup sont influencés par des univers musicaux ?
ED et CD : Énormément, en tout cas les nôtres. Nous nous en sommes très vite rendu compte, à force de demander aux auteurs de nous composer la playlist de leurs livres : ils étaient ravis et comme ils le disaient, ce n’était pas difficile pour eux, car la musique faisait déjà partie de leurs textes, on l’entendait au fil des chapitres. Jazz dans Chat sauvage en chute libre, punk 70s dans Londres Noir, tango dans les Eaux-fortes, rock rageur dans Golgotha…
LBdP : Pensez-vous qu'une jeune maison d'édition se doit de "jouer" avec les moyens de communication qui sont à sa disposition : réseaux sociaux, blogs, Twitter...? Si oui, quelle part occupent ces médias dans votre communication ?
ED et CD : Je ne sais pas si on se « doit » de le faire ; si nous le faisons, c’est naturellement, parce que ce sont les outils de notre génération et que nous communiquons ainsi. S’en faire une obligation, c’est le meilleur moyen de perdre toute spontanéité – et tout plaisir. C’est peut-être pour cela que nous n’avons pas de Twitter – parce que nous ne twittons pas à la base. Mais nous avons un blog, l’Asphalte Café, vu que l’une d’entre nous bloguait avant la création d’Asphalte, et une page Facebook car c’est un outil que nous utilisons déjà dans la vie de tous les jours.
Pour répondre à votre question, oui, les réseaux sociaux et les blogs occupent une bonne place dans notre communication, mais ce n’est pas un calcul de notre part, il s’agit juste d’utiliser des outils avec lesquels nous sommes à l’aise.
LBdP : Que pensez-vous du livre électronique ? Comptez-vous développer une offre de ce type ?
ED et CD : Nous ne pouvons que vous donner rendez-vous cet automne…
LBdP : Comment voyez-vous l'évolution de votre ligne éditoriale ? Quels sont vos projets importants pour les mois à venir ?
ED et CD : Une rentrée littéraire irlandaise et délurée : Breakfast on Pluto de Patrick McCabe, une rencontre avec un sweet transvestite dans le Londres des années 1970, où plane la menace du terrorisme irlandais… Mexico Noir, dirigé par Paco Ignacio Taibo II, une plongée très sombre dans la plus grande mégapole du monde… Et enfin Berazachussetts, un OVNI argentin où l’on croise des zombies et des pingouins. Entre autres.
Pour tout savoir sur le catalogue et l'esprit Asphalte, rendez-vous sur le site.
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