14 août 2011

Marin Ledun, " Modus operandi" : coup d'essai, coup de maître


Quand je fais la connaissance d'un auteur (je sais, il était temps...), j'aime bien commencer par le commencement. Alors tant pis pour l'actualité, je lirai de toute façon très bientôt les Visages écrasés et vous ne couperez pas à une chronique. Pour l'heure, c'est Modus Operandi que je viens de refermer. Curieuse coïncidence : l'histoire se passe à Grenoble, comme le roman de Thierry Crifo dont je vous ai parlé il y a quelques semaines. Grenoble n'a pas de chance : Crifo écrivait : "Je ne peux plus sacquer cette ville". Marin Ledun renchérit : "Cette ville pue la mort." Amis Grenoblois pardon ! Et pourtant, en dépit de tant de haine, il semble que Grenoble inspire les auteurs de talent, car Modus Operandi est un grand livre, un premier roman vraiment impressionnant et audacieux.

Eric Darrieux est flic. Et il n'est pas au meilleur de sa forme. Il boit comme un trou, souffre de douleurs dorsales qui ne cèdent qu'à la morphine que lui dispense gentiment une collègue compréhensive, vit loin de sa femme et de ses deux filles qui préfèrent se protéger des effets collatéraux engendrés par le métier du "chef de famille". Darrieux partage le peu de temps libre qui lui reste entre les bars et son petit appartement impersonnel, mal tenu. Le frigo est vide, mais pas les bouteilles de whisky... Pour tout arranger, des pré-adolescents se mettent à disparaître dans le quartier de son enfance. La police ne s'inquiète pas plus que ça : les gamins sont à l'âge des fugues. Darrieux, lui, a un funeste pressentiment. Il démarre sa propre enquête, sans l'appui de ses collègues qui ont d'autres chats à fouetter. Et là, c'est la plongée dans un passé qui n'a pas laissé que des bons souvenirs à Darrieux. Il enquête dans le collège des enfants, que lui-même a fréquenté quelques annnées plus tôt, et dans son vieux quartier des Eaux claires, où habitent les disparus. Et il tombe sur des coïncidences qui ne lui plaisent pas beaucoup. Entre deux piqûres de morphine et une bouteille de whisky, il met le nez là où il ne faudrait pas, et on le lui fait bien sentir... A part sa collègue Catherine, Darrieux est bien seul dans son combat contre les forces du mal, plus seul encore qu'on ne peut l'imaginer. La fin du roman est gonflée, bluffante, même si on se dit a posteriori "J'aurais dû y penser !"


Pas un moment de répit dans Modus operandi. Noire est la couleur de ce roman d'un pessimisme redoutable, noire est la peinture de la société de la médiocrité qui s'est installée dans cette ville de cadres moyens et de techniciens défigurée par le culte de la technologie, noire est la haine contre ceux qui n'y ont plus leur place - les Roms en l'occurrence, vision prémonitoire de notre actualité récente. Quant au style de Marin Ledun, je l'ai gardé pour la fin car c'est là que tout se joue. De facture apparemment classique - on reste d'un bout à l'autre avec le personnage principal, à ses basques, contrairement à beaucoup de romans contemporains où la narration "à plusieurs voix" est devenue un passage obligé et plus ou moins réussi. Et pourtant, Marin Ledun nous offre des morceaux de bravoure oniriques, cauchemardesques, recélant des révélations cruciales qui accentuent encore la tension du roman, jouant avec nos nerfs et nos émotions. Sans pour autant rompre le rythme du récit, qui nous maintient en haleine tout en basculant insensiblement d'un "focus" à l'autre : on passe successivement de la question du coupable à celle de la raison des crimes, et de celle-là à un questionnement sur la nature de l'enquête et de l'enquêteur. Sans jamais perdre de vue l'enjeu humain de cette sombre histoire.

Marin Ledun, Modus operandi, Le Diable Vauvert - disponible en Livre de poche - Prix des lecteurs 2008 du Livre de poche
Le blog de Marin Ledun sur Polars pourpres

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