24 septembre 2011

"Les visages écrasés", de Marin Ledun . Comme disait Jean Seberg : "Qu'est-ce que c'est, dégueulasse?"

Je travaille près du Stade de France, à Saint-Denis. L'année dernière, on a vu sortir de terre un bel immeuble bien propre et bien rutilant. Le fameux immeuble "anti-suicide" de France Telecom/Orange, celui dont on a parlé dans les gazettes. Impossible d'ouvrir les fenêtres, impossible d'aller sur les terrasses, impossible de franchir les balustrades : le bonheur, quoi. Depuis, ce n'est pas sans un certain malaise que je regarde de l'autre côté de la place des Droits de l'homme (ça ne s'invente pas...). Alors j'ai un peu hésité avant d'ouvrir le roman de Marin Ledun, Les visages écrasés. Parce que tous les jours, je croise des femmes et des hommes qui vont travailler dans ce lieu où ils sont si bien protégés...

Les visages écrasés est écrit à la première personne par le docteur Carole Matthieu, médecin du travail de son état. Et je vous le dis tout de suite parce que Marin Ledun le dit tout de suite : c'est elle l'assassin. Enfin... On n'est pas dans un roman policier comme les autres. Il y a bien un flic, Richard Revel, plutôt sympathique, mais s'il mène l'enquête, ce n'est pas vraiment lui qui va découvrir le coupable. Il y a bien des suspects, mais il y a surtout des victimes, et toutes ne sont pas mortes. Ce roman, c'est plutôt une tragédie qu'un polar, au bout du compte.

Donc Carole Matthieu vient d'abattre Vincent Fournier, salarié au bout du rouleau, avec son Beretta. Et ce n'est que le début de la mission que s'est assignée Carole, quadra accroc aux amphétamines de toutes sortes et déversoir de toutes les douleurs du centre d'appels où elle exerce. Restructurations, plan social, management à la schlague, harcèlement, mise au placard : on dirait que toutes les calamités de l'entreprise d'aujourd'hui se sont donné rendez-vous là, telles des Harpies déléguées par notre société libérale pour transformer le monde du travail en un enfer sur terre. Carole vit seule, elle a une fille qui vit sa vie ailleurs mais à laquelle elle n'a pas donné l'amour qu'elle aurait dû. Carole est coupable de cela, mais aussi de tous les désespoirs qui au quotidien viennent s'épancher dans son cabinet, et qu'elle essaie de soulager avec ses pauvres armes. Carole est arrivée au bout de ce qu'elle pouvait supporter, elle ne peut plus être le vaillant petit soldat qui essaie de vaincre le dragon avec un couteau à beurre. Carole doit aller jusqu'au bout de sa douleur et de sa révolte. Seule.

Vous l'avez compris, Les visages écrasés n'est pas un roman qu'on lit pour se détendre. Mais c'est un livre salutaire, lucide, révolté, écrit avec du sang, de la sueur et des larmes, sans pathos. Le suspense est bien là, mais pas où on le trouve habituellement. Le coupable n'est pas le grand méchant qu'on va débusquer, le coupable, c'est nous... Le style de Marin Ledun est en parfaite adéquation avec son propos : sec, expressif voire expressionniste, accusateur sans démagogie, empathique sans mièvrerie. Les scènes où l'action s'accélère sont écrites sur le mode essoufflé, on se laisse happer par l'angoisse et la fureur, jusqu'à se trouver essoufflé aussi. Et si on ferme les yeux, à la fin, c'est la dernière scène d'A bout de souffle qu'on voit se dessiner derrière nos paupières. "Qu'est-ce que c'est, dégueulasse ?"
Marin Ledun, Les visages écrasés, Le Seuil

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