21 novembre 2012

"Beau parleur" de Jesse Kellerman, du libre arbitre à la fatalité

Jesse Kellerman est un homme plein de ressources, même s'il reste bien concentré sur sa thématique préférée : la folie, vaste sujet. Ses trois romans publiés en français (Les visages, Jusqu'à la folie et le présent Beau parleur) explorent dans des styles différents des pathologies mentales de diverses origines, mais qui toutes, immanquablement, aboutissent à la mort. De préférence violente... Dans Beau parleur, Jesse Kellerman parle à la première personne. Et c'est peut-être la condition sine qua non de la réussite de ce roman. Dans Beau parleur, le lecteur plonge avec le narrateur. Il plonge au cœur du drame, il plonge aussi au sens instrospectif, jusqu'au tréfond de son esprit. Et là, le "je" devient capital. Car nul autre que moi ne peut dire la lente plongée, palier par palier, jusqu'au fond de l'abîme.
Ce qui frappe avec Jesse Kellerman, c'est qu'on a l'impression qu'il change de style à chaque roman. Ici, au début tout au moins, on a parfois l'impression de lire un BON Douglas Kennedy!  L'histoire se passe à Harvard, où Joseph Geist s'éternise sur une thèse de philosophie consacrée au libre arbitre, qu'il terminera un jour, peut-être... ou pas. Quand le récit commence, la chance ne sourit pas à Joseph, vieil étudiant trentenaire : il se fait  jeter par sa petite amie Yasmina, au sens propre comme au sens figuré puisqu'il se retrouve pour ainsi dire à la rue. Il se fait jeter par sa directrice de thèse, la très désagréable Linda Neimann, "logicienne par excellence et notoirement odieuse". Il faut dire que Joseph est nietzschéen, ce qui n'est pas très bien porté à Harvard, où clairement on classe Nietzsche du côté des poètes déraisonnables... "Dans les meilleures facs du pays (...), la philosophie a surtout à  voir avec les mathématiques (...). Quand vous avez lu des articles comportant autant de symboles que de mots, vous n'êtes pas étonné d'apprendre que la plupart des grands philosophes analytiques ont d'abord fait des études de maths et de sciences dures: Frege, Russell, Wittgenstein, Gödel, Tarski, Quine, Carnap, Putnam." Alors Nietzsche, évidemment... Tout cela sent le vécu!
Donc Joseph perd son statut de thésard, autant dire qu'à Harvard, il perd tout... Il s'installe chez son copain Drew, mais bientôt se pose le problème, cruel, de l'argent. Plus de thèse, plus de bourse, plus rien. Et pour Joseph, pas question de faire appel à la famille. Son histoire familiale le lui interdit. Aussi, le jour où il relève une annonce demandant un "interlocuteur", il y répond tout de suite. Parler, il devrait savoir le faire... Voilà comment débute la belle histoire de Joseph et Alma, une très vieille dame souffrant d'une mystérieuse maladie, et qui a besoin de quelqu'un à qui parler de choses profondes et intelligentes. Le job parfait pour Joseph, qui ne tarde pas, en plus, à s'installer chez son employeuse. Alma est une vieille dame singulière : elle a connu Wittgenstein et Heidegger, elle possède dans son immense bibliothèque plusieurs éditions originales de Nietzsche. Ce qui donne à Kellerman l'occasion d'un joli paragraphe sur les livres : "Blotti parmi les livres, protégé par eux, je me sentais en sécurité, et tous mes tourments commencèrent à s'estomper (...) Je lisais pour le plaisir plutôt que pour dénicher des éléments de travail." Alors, une histoire à la Harold et Maude, ce Beau parleur ? Bien sûr que non... Le grain de sable dans le rouage a pour prénom Eric, il est le petit-neveu d'Alma, et c'est un parasite de première...
Beau parleur est une réussite : Kellerman parvient à parler philosophie sans cuistrerie et sans démagogie non plus. Il a de la vie intellectuelle de son héros une vision à la fois empathique et ironique qui fait merveille auprès du lecteur, lequel finit "accroché" à la personnalité perturbée et perturbante de Joseph. Quant à la psychologie de Heist, elle est au centre du roman, et prend au fil des pages une tournure de plus en plus inquiétante. Kellerman a le chic pour nous faire passer, en douceur, de la commisération à l'inquiétude, puis à la peur face à des situations de plus en plus incontrôlables, à un enchaînement fatal de choix, bref il nous fait réfléchir au libre arbitre et à la fatalité, tout en nous embobinant de façon magistrale...
Jesse Kellerman, Beau parleur, traduit de l'américain par Julie Sibony, éditions des Deux Terres

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire

Articles récents