De retour au pays, Ken Bruen publie le premier volume de la série R&B, comme disent les aficionados. R&B pour Roberts et Brant, deux flics qui exercent dans les quartiers populaires de Londres. Une série en forme d'hommage à Ed McBain et à son 87e Precinct, où l'équipe de flics est confrontée à des enquêtes particulièrement dures, révélatrices de la vie des communautés dans un Londres qui n'est pas celui de la Fashion Week. Il clôt la série en 2007 avec Munitions, paru en France en 2012.
Presque en même temps, en 2001, Bruen publie le premier volume de la série des Jack Taylor, Delirium Tremens. Un personnage incroyable, ancien policier irlandais fichu à la porte pour cause d'alcoolisme et d'agression sur un haut gradé, devenu détective privé à la petite semaine. Alcool, drogue, cigarettes, tout est bon pour oublier une douleur qui lui est intrinsèque. Selon les romans, Jack Taylor arrête tout ou presque, puis repique aussi sec parce qu'il faut savoir que si une chose horrible doit arriver à Galway, c'est sur Jack qu'elle tombe... Solitaire, amoureux malchanceux, fou de littérature noire et de musique, Jack est éminemment séduisant, terriblement déprimant, c'est un vrai héros, de ceux qu'on emmène avec soi longtemps après avoir fermé le livre. D'autant que Ken Bruen, à travers son personnage, nous montre crûment la réalité de la vie en Irlande, celle des bas-fonds certes, mais aussi celle des pauvres gens, avec en arrière-plan la vie politique et économique, l'influence de la religion... et des religieux. Le dernier volume de la série paraît cet été en Angleterre, en France nous aurons la chance d'en découvrir encore deux, dont le premier, Headstone, sortira à la rentrée. Il a également publié de nombreux romans "hors série", et deux de ses titres ont été adaptés sur le grand écran : London Boulevard (réalisé par William Monahan avec Colin Farrell, Keira Knightley et le fabuleux David Thewlis, sorti en France en 2011), et Blitz (réalisé par Elliott Lester avec Jason Statham et Paddy Considine). Enfin, il serait déraisonnable d'évoquer Ken Bruen sans parler de son style unique : il est le roi de la phrase courte où vous pleurez au début et riez à la fin, le roi des listes, le roi de la description qui tue, de la métaphore qui explose. Peut-être même est-il tout simplement le roi du roman noir contemporain ? Allez savoir... Je vous laisse avec Ken Bruen, soyez heureux !
Ken Bruen : J'espère que vous n'êtes pas déçue. Souvent, quand les gens me rencontrent pour la première fois, ils le sont car ils s'attendent à trouver une sorte de Hell's Angel tatoué, bardé de cuir... (rires).
Effectivement, Ken Bruen n'a rien d'un Hell's Angel. L'oeil aux aguets, la voix douce, le cheveu d'un blanc lumineux, le mouvement volontiers impulsif, il a le charme de celui qui cache bien son jeu...
Pourquoi avez-vous décidé d'en finir avec la série des Jack Taylor ?
James Lee Burke, un ami très proche, a fait 21 romans dans sa série des Robicheaux. Je pense que c'est trop. En vérité, Jack Taylor ne me parle plus, je ne l'entends plus. Quand j'ai terminé la série des Brant, c'était la même chose. Brant ne me parlait plus.
C'est très honnête de votre part : certains auteurs continuent, même s'ils n'entendent plus la voix de leur personnage.
Quand le film Blitz est sorti, mon éditeur américain m'a demandé d'écrire un nouveau Brant, il pensait qu'avec la sortie du film, cela se vendrait bien. Je lui ai répondu : "Non, je n'entends plus Brant". Attention, il se peut que je me réveille un matin et que Jack Taylor recommence à me parler. Ça m'est arrivé aujourd'hui justement, j'ai écrit quelques lignes. C'est un processus très étrange.
Quel effet cela vous fait-il de parler d'un livre trois ou quatre ans après sa publication en anglais ?
J'aime bien, c'est comme donner une deuxième vie au livre. Il y a trois quatre ans, je publie un livre, je fais des signatures, et puis ça recommence ! Cela me donne des idées nouvelles, car en fonction des pays, les réactions sont très différentes. Par exemple au Japon, ils pensent que je suis Jack Taylor. Un matin, on a sonné à ma porte. C'était un groupe de Japonais, une bouteille de Jameson à la main. Pour eux, il fallait que je fasse mon travail, que je soie Jack Taylor à 10:00 du matin. En Allemagne, on sait que j'ai un doctorat en philosophie, du coup ils ne comprennent pas parce qu'ils pensent que Jack Taylor n'est pas un intellectuel, que c'est un peu un primate ! En Russie, ils adorent Jack Taylor parce qu'il fait sa justice dans la rue. Les Russes n'attendent pas de justice de leur gouvernement. En fait, les réactions sont toujours étonnantes. Dans deux romans de la série Jack Taylor, j'ai utilisé le personnage de Ridge, cette policière homosexuelle. En tant qu'auteur, bizarrement, je ne comprenais pas la colère incroyable de cette femme. Et un jour, j'ai su ! Policière, gay et irlandaise, il y avait de quoi être en colère. Cela m'a attiré une nouvelle vague de lecteurs gays. J'ai même reçu une lettre d'une policière gay du FBI qui me disait combien elle avait aimé le livre. On s'asseoit, on écrit, et on ne sait pas ce qui va se produire. C'est très stimulant.
Et là, les rôles s'inversent pour un instant !
Ken Bruen : Quelle est votre série préférée, entre Jack Taylor et Brant ?
Jack Taylor bien sûr. Toutes les femmes sont amoureuses de Jack Taylor !
Ken Bruen : Et encore, vous n'avez pas encore vu la série ! Iain Glen, le comédien écossais qui joue le rôle de Jack, est absolument formidable. Il est très connu maintenant, il a joué dans Downton Abbey et Game of Thrones. On m'a dit que la série passerait en France en novembre, d'ailleurs. Iain Glen, au début, m'a demandé: "Vous pensez que je suis Jack Taylor?" La police lui avait donné une vieille veste de garda, il était mal rasé, il fumait, et je lui ai répondu tout de suite : "Oui, vous êtes Jack Taylor!" Un peu plus tard, je lui ai demandé si, au cas où il deviendrait une star, il continuerait à jouer le rôle. Il m'a répondu : "Oui, absolument!" Il comprend Jack Taylor, et il me dit des choses sur lui que je ne savais pas. Et quand il se balade en ville, il y a toutes ces femmes qui lui courent après, Jack ! Jack!
C'est un héros national !
Oui, en quelque sorte. Il est "borderline", il a des problèmes, il est malheureux, il est irlandais, quoi ! Mais dans l'avant-dernier livre de la série, Headstone, Jack Taylor est presque heureux pendant une moitié du livre, je n'en dis pas plus, vous verrez...
Bande annonce de la série Jack Taylor
Dans Le Démon, pour la deuxième fois, Jack Taylor veut aller aux USA. En fait, il est même à l'aéroport... Pourquoi cette obsession de l'Amérique?
C'est une idée très commune chez les Irlandais qui n'ont pas la vie facile. Aller en Amérique... Mais c'est un rêve. C'est le matin, il pleut, on n'a plus de travail et on pense "un jour j'irai en Amérique." Mais Jack Taylor n'ira pas en Amérique, jamais de la vie...
Vous avez vécu aux Etats-Unis...
Oui, et j'ai fait une partie de mes études là-bas. J'y ai exercé des petits boulots, dans la sécurité par exemple. Ce qui m'a permis de me faire des amis dans la police, avec lesquels j'ai gardé le contact. Quand j'écris un livre qui se passe aux Etats-Unis, comme American Skin, c'est très utile.
Le roman que vous avez écrit avec Reed Farrel Coleman, Tower, est très différent du reste de votre œuvre.
En fait, au départ, c'était un scénario de film. Mais à mi-chemin je me suis dit : "Il me faut un autre auteur." J'ai appellé Reed Farrel, qui est un ami, et il a joué le jeu.
C'est un livre qu'on a vraiment envie de voir à l'écran.
L'année prochaine, peut-être...
Et London Boulevard? C'est un bon film, mais il ne reste pas grand-chose du roman, surtout avec ce personnage joué par Keira Knightley, qui élimine tout le côté Sunset boulevard du livre, ce qui est vraiment dommage.
Le film est réalisé par William Monahan. Il a remporté un Oscar en 2007 pour son adaptation des Infiltrés. Après l'Oscar, on lui a dit qu'il pouvait faire ce qu'il voulait. Il a choisi d'adapter London Boulevard, mais il avait en tête une idée très précise. Il voulait faire un film d'action, avec des réminiscences du cinéma noir des années 60. Et c'est exactement ce qu'il a fait. Il ne m'a jamais rien demandé pour le script. Alors qu'avec Blitz, j'avais discuté avec le réalisateur. Mais London Boulevard est un bon film, simplement ça n'est pas mon livre, et ça me va très bien. Le seul problème, c'est que les éditeurs voulaient que j'écrive une suite au roman. Manque de chance, dans le film, le héros meurt à la fin. Raté !
La série des Jack Taylor a un aspect délibérément métaphysique. Quelles que soient leurs incarnations, le bien et le mal sont toujours au cœur de l'histoire. La série des Brant a un côté plus social et traite des problèmes communautaires, avec un côté très émotionnel, en dépit de la dureté des intrigues.
Oui, j'ai vécu à Londres, dans le quartier de Brixton, où il y a beaucoup de communautés (irlandaise, jamaïcaine, etc.). Il y avait là-bas un club où tout le monde pouvait se rassembler une fois par semaine. Une fois par semaine, on y rencontrait des membres de la police, des criminels, des marginaux. Une fois par semaine, tout le monde était pareil...Ce lieu m'a beaucoup inspiré.
Cette différence était-elle une décision de votre part lorsque vous avez commencé à écrire les deux séries ?
Si on me demande la différence entre les deux, c'est simple. Pour moi, écrire un Jack Taylor c'est l'enfer. Ecrire un Brant, c'est le paradis. Le personnage de Taylor me concerne très personnellement, il me demande beaucoup. Les personnages qu'on y rencontre sont réels. Jack Taylor est inspiré par mon frère, qui est mort d'alcoolisme. Les choses épouvantables que j'y raconte sont arrivées réellement à certains de mes amis. Quand je termine un Jack Taylor, je me lève et je m'écrie "Salut Jack, plus jamais !"
Utilisez-vous la musique, les citations littéraires et l'humour pour donner un peu de légèreté à des livres qui sont en fait très noirs?
C'est exactement ça. Si vous lisez un roman d'une noirceur absolue, cela peut devenir très pénible. Mais si vous avez un sujet très noir avec de la musique et de la littérature, c'est un peu plus facile.
Vous citez de nombreux confrères écrivains, c'est très généreux de votre part.
Oui, j'aime beaucoup partager les livres et la musique. Quand je tombe sur un auteur que j'apprécie, j'ai tout de suite envie de le faire lire aux autres. Au début, mon éditeur était inquiet parce qu'il recevait des lettres d'avocats qui se plaignaient des citations que je mettais dans mes romans. Il m'en a fait part. Je lui ai répondu : "Vous plaisantez ? Puisque c'est comme ça, vous n'aurez plus que du Pascal..." Depuis, les auteurs que je cite sont plutôt contents.
Les histoires de Jack Taylor sont toujours douloureuses à lire. Nous avons tous une histoire, même si elle n'est pas si dure que celle de Jack. Et ses histoires nous vont droit au cœur.
Oui, c'est un aspect important de Jack Taylor. Et le comédien qui joue le rôle de Jack dans la série télé a su capter cette qualité. Il est encore meilleur quand il ne dit rien. Il est assis au bar, il boit, il fume et c'est lui, c'est Jack. On le regarde, et c'est l'Irlande... Ces livres sont très bizarres. J'y ai parlé de cygnes qu'on tue, puis de suicides d'adolescents, et ces choses se sont réalisées. Aujourd'hui, je fais plus attention à ce que j'écris... Quand j'ai écrit que la mère de Jack Taylor avait eu une crise cardiaque, j'ai reçu un appel m'annonçant que ma propre mère avait eu une attaque. Deux jours plus tard, elle était morte. C'était vraiment troublant, presque de l'ordre du paranormal. Un jour, un type m'a demandé d'écrire qu'il allait gagner au loto...
Ce doit être très perturbant. Vous êtes si proche de votre personnage...
Oui, si proche qu'il se produit de drôles de choses.
Comment vivez-vous cette dualité entre votre éducation philosophique et ce type d'événement?
Certains jours je le vis très bien. Et d'autres jours je ne comprends plus rien à ce qui se passe. Alors je m'assois et j'écris. J'ai un ami très proche, un auteur à succès, qui m'a annoncé un jour qu'il s'arrêtait d'écrire. Je lui demandé ce qu'il allait faire. Il m'a répondu : "Je ne sais pas." Six mois plus tard, il s'était remis à écrire.
Vous avez dit dans une interview que l'écriture vous avait sauvé la vie à un moment particulièrement dur de votre existence.
Oui, absolument. J'ai eu une vie difficile, et les livres m'ont sauvé la vie, au sens littéral du terme. Si je viens chez vous et que je regarde votre télé, elle ne me dit rien de vous. Si je vois vos livres, je sais qui vous êtes. Voilà ce que sont les livres...
Pour terminer, pouvez-vous nous en dire un peu plus sur la série qui va être tournée par la télévision suédoise?
Eh bien, il y a deux ans à peu près, j'ai eu l'idée d'une série qui parlerait de policiers irlandais qui partent aux Etats-Unis. Je l'ai envoyée à mon agent, et la télévision suédoise l'a achetée. Le tournage commence en juin. Et il y aura un livre...
Lire les articles consacrés à Ken Bruen
Les derniers romans de Ken Bruen parus en France :
Ken Bruen et Reed Farrel Coleman, Tower, traduit par Pierre Bondil, Rivages / Noir
Ken Bruen, Munitions, traduit de l'anglais par Daniel Lemoine, Série noire Gallimard
Ken Bruen, Le Démon, traduit de l'anglais par Marie Ploux et Catherine Cheval, Fayard
Coucou Catherine,
RépondreSupprimerUn entretien bigrement intéressant. C'est assez extraordinaire comme la perception de Jack peut être différente d'un pays à l'autre. A la lumière des propos que tu as recueillis, je pense que Ken Bruen mettra Jack en scène jusqu'à sa mort, même s'il l'abandonne provisoirement. Amitiés.
C'est bien possible !
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