Bien plus que des souvenirs, ces entretiens constituent à eux seuls une histoire vivante de l'édition de polar et de roman noir en France. Car avant la publication du premier Rivages/Noir (Liberté sous condition, de Jim Thompson), en 1986, Guérif avait fait ses classes en tant que libraire et éditeur, avec plus ou moins de succès mais une passion grandissante. Adolescent, il découvre les grands du roman noir américain, Chandler, Hammett. Dès avant 1968, avec son ami Jean-Pierre Deloux, il écrit au patron de la Série noire de l'époque, Marcel Duhamel, et lui propose un dictionnaire de la Série noire. Ce pas dans le monde l'édition va lui ouvrir les yeux : les auteurs qu'il adore sont des mal-aimés, même chez leurs propres éditeurs. Traductions bâclées, coupes sauvages... même les plus grands font les frais d'un mépris général pour ce qu'on considère alors comme de la littérature de gare. En dépit du fait que des grands noms de la littérature "blanche" comme Giono, Cocteau ou Gide revendiquent leur goût pour ce genre maltraité. De 1973 à 1982, François Guérif s'occupe de sa librairie spécialisée "Au troisième œil". A la même époque, il fonde la revue Polar vers 1978. La librairie vivote - on comprend bien que le libraire a tendance à s'absenter pour aller discuter avec copains et auteurs au bistrot du coin... La revue connaît des hauts (le premier numéro spécial consacré à Léo Malet) et des bas. Après plusieurs renaissances et avatars, elle disparaît définitivement en 2001.
Difficile de dégager des moments forts dans cet échange vif, riche et formidablement stimulant qui ne contient pratiquement que cela. François Guérif rebondit généreusement sur les questions de Philippe Blanchet. Il n'est pas avare d'anecdotes et d'histoires incroyables, nous fait rencontrer les grands auteurs qui ont fait la renommée de sa collection, mais aussi des cinéastes (Claude Chabrol, François Truffaut, David Lynch, Bertrand Tavernier), des personnages comme Henri Langlois, Michel Lebrun ou Cesare Battisti. Les pages sur Léo Malet sont particulièrement émouvantes, celles où il évoque James Ellroy absolument passionnantes et riches en éclairages sur la personnalité du bonhomme, celles où il nous raconte sa relation avec Robin Cook franchement bouleversantes. Et bien sûr, il y a le fascinant spectacle d'un éditeur dont le goût se façonne et s'affine au fil du temps, sa vision de la littérature noire dans le temps, dans l'espace et dans l'histoire. Les pages sur la traduction sont également un véritable régal, celles qui montrent le rôle de l'éditeur une belle leçon à retenir. Il a aussi des mots surprenants sur le "whodunit" à l'anglaise et sur le roman d'espionnage. Guérif va toujours droit au but sans amertume, sans agressivité envers ses confrères, sans forfanterie. Et à la fin de la lecture, on se sent comme un enfant qui s'avance, les yeux brillants, vers l'arbre de Noël que constituent tous ces livres qui restent à lire, tous ces auteurs à découvrir. Et on se prend à souhaiter une très longue vie à cet éditeur-là. Un homme qui est sans doute au roman noir ce qu'Henri Langlois fut au cinéma. Et ce n'est pas peu dire.
Premières séquelles de la lecture : Robin Cook (Derek Raymond) à relire en VO, les premiers John Harvey, un Peter Dickinson à découvrir. |
François Guérif, Du polar, entretiens avec Philippe Blanchet - Manuels Payot
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