25 novembre 2015

Romain Slocombe, "Un été au Kansai" : roman épistolaire, cruel et visionnaire

Romain Slocombe est un homme généreux. Là où d'autres, pingres, nous offrent un roman de rentrée, lui nous en propose deux. Voici le premier, Un été au Kansai (Arthaud). Le second, Le secret d'Igor Koliazine (Seuil), patientera d'autant moins longtemps dans la liste de lecture qu'il propose une nouvelle enquête de Ralph Exeter, agent trouble héros de Première station avant l'abattoir (voir chronique ici).
Romain Slocombe est un homme de talent. A tel point que c'en est presque agaçant. Inutile de chercher la petite bête : Un été au Kansai est, dès les premières pages, une merveille d'écriture. L'auteur aime les romans épistolaires, on le sait. Le début nous amène, aux côtés d'un journaliste qui enquête sur le passé politique d'un ministre allemand, dans une belle demeure de Friedersdorf, proche de la frontière polonaise. Le domicile de Mme Wührmann, 86 ans, ancienne journaliste et sœur de Friedrich Kessler, membre du corps diplomatique allemand basé en Chine, puis au Japon pendant la guerre. Un corps diplomatique qui, d'après plusieurs experts, était parfaitement au courant de ce qui se passait dans les camps... La fragile mais résolue Mme Wührmann confie à l'enquêteur la correspondance que son frère lui a adressée pendant ses années passées au Japon. Et l'histoire commence...

Roman épistolaire donc, mais à sens unique : nous ne lirons que les lettres de Friedrich Kessler à sa soeur Liese, jamais les réponses qu'elle lui adresse... Et c'est ainsi, à travers ce qui ressemble du coup davantage à un journal intime, que Romain Slocombe va nous entraîner dans la drôle de vie de Friedrich Kessler. Jour après jour, Friedrich va esquisser, puis dessiner de plus en plus précisément devant nos yeux, la vie à Tokyo d'un diplomate allemand sous Hitler. Pendant que cet intellectuel esthète part à la chasse aux 69 estampes de Hiroshige qui composent la suite du Kisokai-dô, pendant qu'il lit Paul Morand (sic), chez lui, là-bas, en Allemagne, dans l'horreur des camps, les nazis accomplissent leur hideuse tâche...
Qui est vraiment ce dandy amateur d'art, mondain, élégant, qui est nazi comme certains sont bourgeois catholiques, de loin, sans trop y toucher et surtout sans trop y réfléchir sinon pour se rassurer? Hitler a, sûrement, raison d'en vouloir aux juifs. De temps à autre, Friedrich se pose quelques questions. Page après page, il avance vers l'apocalypse, et il ne le sait pas. Il fait des projets, parle à sa sœur de l'après-guerre, quand l'Allemagne aura gagné et qu'il pourra lui servir de guide au Pays du Soleil levant. Il décrit minutieusement sa vie à Tokyo, son environnement, ses sorties mondaines, ses découvertes. Il s'intéresse sincèrement à la culture japonaise, sur laquelle il se penche d'autant plus sérieusement qu'il trouve des similitudes certaines entre l'Aryen et le Nippon... Il tombe amoureux, mais quand il perd la femme qu'il aime, il ne tarde pas à trouver la suivante, peu importe le sort qui a été réservé à la première.

Hiroshige - Seba, station 32, Kisokai-dô
Source

Sous les bombes américaines qui assaillent Tokyo, il zigzague entre les périls, décrivant au passage des scènes d'horreur, sorte de danseur inconscient et touchant à la fois. Et s'en vient au Kansai, au pays dessiné par Hiroshige, là où le réel rejoint l'imagerie. De là-bas, en Allemagne, Liese lui raconte la défaite, les bombardements, l'arrivée des Russes, les violences, les destructions, les morts, les blessés. Alors bien sûr, Friedrich est inquiet pour elle, mais au Kansai, près d'Osaka, à l'ouest de Tokyo, on est, croit-on, loin de la guerre. Les paysages sont superbes, hors du temps, le lac envoûtant, les sanctuaires et les temples sont splendides. Le voyage de Friedrich est un périple artistique et culturel, un voyage exaltant. Où le mènera son itinéraire ? La fin du roman vous le révélera... Ce personnage, malgré son inconscience, finit par nous séduire, dangereusement. Car il nous fait réfléchir au poids de la culture et de l'esthétique face à celui de la guerre et de la barbarie. Et ce n'est pas une réflexion confortable. On sait bien que Romain Slocombe est un styliste. Dans Un été au Kansai, l'affaire se complique : derrière son écriture élégante, précise, son sens politique,  se dessine une inquiétude, voire un désespoir qui donnent d'autant plus de poids à ce livre qui oscille, en équilibre sur le fil de l'histoire, entre cruelle tragédie et impitoyable réflexion.

Romain Slocombe, Un été au Kansai, Arthaud


Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire

Articles récents