Photo Pierre Demarty |
Un peu plus d'un mois après la sortie de Plateau (voir chronique ici), le nouveau roman de Franck Bouysse, il était temps de lui poser les questions qui nous taraudent depuis un moment déjà. A commencer par le sujet qui a fait crépiter les claviers des blogueurs et autres chroniqueurs : le vocabulaire riche - trop riche, pour certains - dans lequel le romancier a puisé, surprenant ainsi les lecteurs de Grossir le ciel, habitués à une langue sobre, économe, resserrée.
Cette richesse de vocabulaire, était-elle délibérée ? Est-ce que tu t'es dit : "cette fois, je vais utiliser tous les mots dont j'ai besoin."
Non, ça n'avait rien de délibéré. Je me suis libéré dans ce lyrisme pour me sauver du noir. Avec ce roman, je suis descendu très bas... Quand je parle de ce végétal, le carex, j'utilise ce mot parce qu'en lui, il y a le vent, ce son qui claque, la musicalité dont j'ai besoin. Si j'avais utilisé le mot "ajonc", j'aurais perdu la musique. Je me suis laissé emporter, même si j'ai beaucoup retravaillé. Aujourd'hui, je n'écrirais pas ce livre différemment. J'ai fait ce que j'avais envie de faire. Pour moi, la littérature, c'est un peu comme une cellule, c’est poreux : pourquoi ne pas y laisser entrer la poésie, le lyrisme. Alors bien sûr, certains diront : "dans un roman noir, il faut que l'écriture soit sèche, efficace, resserrée, machin...". J'ai envie de leur dire qu'à ce moment-là, je n'ai pas envie d'être efficace, justement pas. J'ai envie de respirer, d'apporter de la lumière dans cette noirceur. Pour moi, tout commence par la musicalité et la poésie : l'efficacité vient après. Et je suis content de constater que les lecteurs comprennent cette approche-là.
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Dans Plateau, tu as accumulé les thématiques très dures : Alzheimer, la perte de la vue, la violence envers les femmes, et qui plus est une violence de prédateur, pas une violence domestique.
Quand j'ai pensé le livre, je voyais quelque chose entre Shakespeare et une tragédie antique. J'ai pensé à Hamlet, à La Tempête, par exemple. Je voulais construire au moins un personnage de femme fort. Au final, dans ce roman, les deux personnages qui s'en sortent, chacune à leur manière, ce sont les femmes.
Oui, Jude s'en sort de façon radicale.
Ça peut être la seule façon pour elle, si on parle de dignité. Et je voulais aussi que ce soit une histoire d'amour. Mais je ne voulais pas de gris : les personnages peuvent être blancs à un moment, noirs à un autre.
Il n'y a aucune tiédeur dans ces personnages. Ce qui peut être un peu difficile parfois : tu as une façon de parler de la chair et du désir qui va très loin.
Oui, c'était mon but : mettre mes personnages face à leurs pulsions. Que fait Georges face à quelque chose qu'il ne connaît pas? Il a renoncé à beaucoup de choses dans sa vie, y compris l'amour. Et il se retrouve avec cette femme, Cory : qu'est-ce qu'il va faire avec ça ?
Une femme blessée, en plus...
Exactement. Que se passe-t-il quand l'homme ne maîtrise plus rien? Du coup se met en marche une sorte de jeu à trois entre Georges, Cory et l'homme-torture. Pour Cory, c'est autre chose : Georges ne répond pas aux codes masculins qu'elle connaît. Et tout à coup, elle se rend compte qu'elle a du pouvoir. Mon idée, c'était d'amener mes personnages au bout d’eux-mêmes, sans économie, sans tiédeur. Jamais je n'ai été autant habité par des personnages.
Oui, c'est un roman bouleversant.
Bouleversant, c'est un mot que j'aime bien. Si j'écris, c'est pour vivre des émotions. A certains moments, j'ai été bouleversé en écrivant, littéralement laminé. Je ne pensais plus qu'à ça, c'était une obsession, je me levais avec, je me couchais avec, c'était très étrange. Du coup, quand j'ai eu fini, je me suis dit qu'il fallait que je respire. Et tout de suite, j'ai recommencé autre chose de complètement différent: un réflexe de sauvegarde, j’imagine !
Et cet homme-torture, qui n'est pas un tyran domestique, mais un prédateur ?
C'est un type ordinaire. C'est quelque chose qui m'a toujours fasciné : un journaliste interroge les voisins d'un homme qui a tué toute sa famille, et on lui répond que c'était un type totalement normal, voire charmant. J'ai créé ce personnage par pure révolte : je me suis mis dans la peau de cette femme. Je ne peux pas imaginer qu'on frappe, qu'on détruise une femme : cela fait longtemps que je voulais en parler, mais je ne m'y étais pas encore risqué. Là, il le fallait.
Quant au personnage de Jude, il est tellement bouleversant et crédible qu'on ne peut pas s'empêcher de penser qu'il t'a été inspiré par quelqu'un que tu as connu.
Oui, c'est vrai. J'ai pensé à une personne de ma famille, une ancienne institutrice très active, très énergique, qui s'est retrouvée handicapée à cause d'une tumeur au cerveau. Cet état dans lequel elle se trouvait soudain, cette femme libre, c'était inhumain, insupportable. Et on ne peut pas s'empêcher de transposer : je ne voudrais pour rien au monde vivre ainsi...
Et Virgile qui perd la vue.
Oui, c'est une autre obsession. Mais c'est aussi un ressort dramatique : tout devient flou chez lui, sa raison, sa mémoire. Chaque personnage est cabossé. Et puis on est encore dans l'univers des taiseux.
Même s'il y a de multiples personnages, c'est quand même une somme de solitudes.
C'est la misère humaine, psychologique. Mais il y a aussi des notes d'espoir, déroutantes au début pour Georges. Comment on peut ne plus vouloir vivre après avoir connu quelqu'un, alors qu'on vivait très bien avant ? La vie bascule, et on ne peut plus la concevoir autrement. Chez Georges, son désir d'ailleurs ressurgit. Et Cory, qui est le déclencheur de la tragédie, est aussi la source de vie.
Oui, c'est très net. A un moment précis dans le roman, tout vole en éclats, tu laisses partir tout, plus rien n'est sous contrôle.
J'aime bien la scène où elle désherbe : le fait de mettre les mains dans la terre, ce quiproquo entre Cory et Jude.
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Et la scène terrible où Jude plume sa volaille encore vivante?
Oui, c'est un moment très fort pour moi, cette scène où Virgile voit sa femme faire quelque chose d'insensé. C'est une vraie scène de thriller, pour le coup. Dans Grossir le ciel, on s'attachait à Gus, on le suivait, c'était relativement confortable. Là, la difficulté était de garder le lecteur tout en passant d'un personnage à l'autre. Et le fait qu'il y ait des hommes et des femmes est aussi très important. Je tiens particulièrement au prologue : contrairement à Grossir le ciel où les Cévennes étaient le lieu de l'histoire, là, le plateau est un personnage, une sorte de divinité de deuil. J'ai toujours été obsédé par la thématique majeure de Faulkner: l'échec de la fondation. L'homme essaie de fonder quelque chose, et c'est voué à la destruction...
Une forme d'humilité face à la nature, donc.
Oui, cette nature qui est là, qui ne pense pas, qui n'a pas d'ambition, qui s'en fiche d'être belle ou bonne ou cruelle. Elle est là. Comme disait Shakespeare, nous sommes aussi la nature. J'avais envie de tout mettre à niveau, comme le font si bien Faulkner et Mac Carthy. La cruauté humaine au même niveau que celle de la nature...
Tu pourrais un jour écrire un roman qui se situerait dans un milieu urbain ?
Je pense que j'aurais beaucoup de difficulté. Plus j'avance, plus je redescends... J'ai compris qu'autrefois, j'écrivais contre l'adulte. Aujourd'hui, je retourne vers les racines. Ce que je construis en écrivant, c'est juste ce que j'ai foutu en l'air à un moment donné. Ecrire dans une ville... je ne sais pas, peut-être après tout!
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Le roman que tu as commencé juste après avoir écrit Plateau, c'est le prochain qui va sortir?
Oui, je pense, même si on n’est jamais sûr de rien. Je me suis embarqué dans ce nouvel univers, et je crois que celui-là sortira avant la suite de Pur-Sang. Là, j'ai remonté le temps jusqu'au début du XXe siècle, et ça va probablement se passer dans le Cantal, ou l’Auvergne. On va voir...
Grossir le ciel, La Manufacture de livres, 2014, également disponible en Livre de poche
Plateau, collection Territori, Ecorce et la Manufacture de livres, 2016
Plateau, collection Territori, Ecorce et la Manufacture de livres, 2016
Pur Sang, Écorce éditions, 2014
Vagabond, Écorce éditions, 2013
très amère à la lecture de ce livre. Encore trop de clichés. Des personnages peu crédibles. Une écriture alambiquée.
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