Guerre, de Vladimir Kozlov, vient de paraître à la Manufacture de livres, dans la nouvelle collection Zapoï. Je vous ai déjà confié ici tout le bien que j’en pensais. La tentation était grande d’en savoir davantage sur l’auteur d’une œuvre aussi originale et révélatrice. Pas de déception : à travers ces quelques questions, et surtout leurs réponses, on comprend vite que l'homme est fidèle à l'auteur: direct, concis, précis et déterminé.
Thierry Marignac, le traducteur de Vladimir Kozlov, a bien voulu continuer à jouer les passeurs pour cette interview. Merci à lui pour sa traduction et ses conseils, merci à Vladimir Kozlov pour ses réponses et sa réactivité.
V : Guerre est votre troisième roman à paraître en français. Comment le situez-vous dans le reste de votre travail ?
VK: D’un côté Guerre poursuit mon rapprochement d’une littérature de genre : c’est un roman comportant des éléments de thriller, de roman policier. De l’autre, c’est une tentative de faire un « portrait » de la société russe qui a peu changé depuis la publication du livre il y a trois ans. Corruption, haine, violence, tentatives vouées à l’échec de certains individus isolés de changer quelque chose — ce sont à mes yeux des caractéristiques importantes de la Russie d’aujourd’hui.
V : Comment situez-vous votre travail dans le contexte culturel russe actuel ? Quelles sont vos relations avec les auteurs russes contemporains ?
VK: Je ne pense pas beaucoup au contexte littéraire russe. Il m’intéresse très peu. Je me contente de faire ce que je crois juste. Une grande partie de la littérature russe contemporaine est contrôlée par telle ou telle clique, avec laquelle je n’ai rien de commun. En ce qui concerne les autres auteurs, c’est la même chose, je reste dans mon coin, je n’ai de contacts avec quasiment personne. La plupart des auteurs de ma génération font la propagande d’idées lourdingues et réactionnaires ; je suis très loin de ça. La littérature d’aujourd’hui est dominée par des livres ennuyeux qui pèsent une tonne, bourrés de réflexions extraordinairement intellectuelles. Ces auteurs du XXIe siècle imitent Tolstoï et Dostoïevski.
V: Comment vos romans ont-ils été reçus chez vous ?
VK: En général, la ligne de fracture est assez nette entre ceux qui aiment et ceux qui détestent catégoriquement. Ceux qui n’aiment pas ça m’accusent de noircir le tableau, de faire de la littérature de gare, du « Tchernoukha* ». C’est un mot russe péjoratif, apparu à l’époque soviet qui signifie que l’auteur déforme volontairement toute la réalité environnante, la présentant sous un jour négatif. C’est une survivance de l’époque soviet quand on essayait de tout taire, de faire comme s’il ne se passait jamais rien de mal dans le pays. Tous les livres et les films dans lesquels on montre la vie réelle avec toutes ses urticaires — violence, criminalité, alcoolisme, corruption, toxicomanie — tombaient inévitablement dans la catégorie «tchernoukha».
V: Depuis Racailles, qui se situe à l'époque de la Perestroïka, vous brossez de votre pays, et plus particulièrement de la jeunesse russe, un portrait dur, fondamentalement pessimiste. Aujourd'hui, avec le recul, comment votre vision a-t-elle évolué ?
VK: La vie réelle, celle que je vois autour de moi, est cruelle, alors c’est comme ça qu’elle est dépeinte dans mes livres, je n’exagère, ni ne déforme rien. Pessimisme ou optimisme sont des nuances subjectives, et chaque lecteur en a sa conception particulière. Quelqu’un se dira : Oui, en effet c’est la merde totale, il ne reste plus qu’à glander et boire de la vodka. Alors que quelqu’un d’autre, au contraire, essaiera de faire quelque chose pour transformer sa vie. En ce qui me concerne personnellement, j’ai traversé une période d’optimisme dans ma jeunesse — au début, lorsque le dirigeant de l’URSS de l’époque Mikhaïl Gorbatchev a annoncé la Pérestroïka et a mené des réformes et après, en 1991, quand le système soviétique s’est effondré. Mais, ces dernières années, on revient à tout ce qu’il y avait de négatif en URSS, Il y a beaucoup trop de bidonnages, de propagande, de « bourrage de crâne » et ça n’incite pas à l’optimisme.
V: Vous avez choisi un style austère, brut, un vocabulaire restreint, un style punk en quelque sorte. Cette approche est-elle pour vous la seule possible face à ce que vous décrivez ?
VK: J’emploie le style qui me paraît adapté aux histoires que je raconte, c‘est le style qui m’est le plus proche. De longues descriptions ou réflexions des héros, qui prennent des pages entières, je n’ai jamais aimé ça. Dans le style minimaliste, rien ne détourne le lecteur du contenu et de l’histoire. Et je ne vois absolument aucune raison aujourd’hui de sortir de ce style et tenter une autre démarche.
V: Quelles sont les lectures qui vous ont incité à devenir écrivain ? Même question pour les cinéastes.
VK: Je serais bien incapable de dire quels sont précisément les livres qui m’ont poussé à écrire. Dans ma jeunesse, je lisais toutes sortes de livres — j’en ai aimé certains qui ont produit sur moi une forte impression, du jeune Nabokov à L’Étranger de Camus, jusqu’à Limonov ou Sacha Solokov. Mais je n’ai jamais beaucoup réfléchi sur la façon dont ce que j’ai lu influence ce que j’écris. En ce qui concerne le cinéma, l’accès aux films étrangers était très limité en URSS et pendant quinze ou vingt ans, je n’ai vu que des films soviétiques. Il y avait beaucoup de déchet, mais il y avait aussi, par exemple, les films de Tarkovski. Et quand, à la fin des années 1980, sont apparus les boutiques et salons vidéos, avec un flot ininterrompu de films de Hollywood, ça ne m’intéressait déjà plus. Plus tard, au bout de quelques années, on a pu accéder non seulement aux blockbusters, mais à la Nouvelle Vague française, aux films noirs et aux films d’auteurs.
V: Quelle importance a pour vous le fait d'être publié dans d'autres langues, et donc de porter votre vision au-delà des frontières russes ?
VK: Cela va sembler banal, mais voir mes livres traduits dans d’autres langues me réjouit en tant qu’auteur. Ça élargit mon lectorat, et prouve que ce que j’écris peut présenter un intérêt pour d’autres pays, d’autres cultures. Bien entendu un livre traduit dans une langue étrangère intéresse et est accueilli différemment, et on ne comprend pas toujours tout, mais en même temps, on trouve quelque chose de nouveau, auquel on n’avait pas pensé.
V: Guerre est inspiré par des faits réels. Dans quelle mesure est-ce important pour vous de puiser dans la réalité ?
VK: Vous avez le mot juste : « inspiré » et non pas « fondé ». Je ne me suis pas intéressé de près aux détails des « partisans de l’Extrême-Orient », je ne voulais surtout pas faire ça. Dans mon livre tous les personnages et les événements sont entièrement nés de mon imagination, les « partisans de l’Extrême-Orient » m’ont montré ce qui était possible en Russie et par là, m’ont poussé à écrire ce livre. Pourquoi et dans quelle mesure le fait de s’inspirer des événements réels a une importance pour l’écrivain ? Ça dépend de la tâche qu’il s’est fixé. Pour moi, comme j’essaie d’écrire sur la vie réelle, sur la Russie d’aujourd’hui, c’est très important. Mais je répéterai que l’idée n’est pas de faire du documentaire, l’important est que les événements m’aident à dessiner le tableau voulu.
V: Ici, en Europe de l'ouest, le punk fait partie du passé et se limite à quelques années de la fin des 70s et du début des 80s. Dans vos romans, on a le sentiment que cet esprit perdure dans la jeunesse russe: est-ce une réalité concrète ?
VK: À cause du Rideau de Fer, de notre isolement, la première vague du punk-rock 76-80 est passée inaperçue en URSS, le punk est arrivé chez nous au début des années 90, quand l’Union Soviétique s’est effondrée. Les années 90 ont été pour nous l’époque punk. C’est maintenant devenu une sous-culture restreinte et marginale, mais elle existe. Et les gens qui en font partie m’intéressent parce que mes livres sont pleins de ce genre de personnages.
V: La musique joue un rôle capital dans vos romans : pensez-vous qu'en Russie, elle a gardé l'esprit de révolte qu'elle a perdu en Europe de l'ouest ?
VK: L’esprit de révolte de la musique, à un degré massif, est malheureusement mort depuis longtemps et en Russie et en Europe. Tous les éléments de la révolte de la jeunesse ont été commercialisés et on les vend aux adolescents sous forme de mode vestimentaire, et de groupes de musique commerciaux. Mais il existe tout de même un underground de musiciens qui ne passent ni à la radio, ni à la télé, qui jouent dans de petites salles pour des auditoires de 20 à 50 personnes. Et c’est grâce à eux que l’idée d’une création non commerciale et indépendante continue à exister.
V: Quand on vous lit, on pense tout de suite au cinéma. Vous êtes également cinéaste. Est-ce votre expérience cinématographique qui influence votre écriture, ou bien le contraire ?
VK: Ces deux domaines d’activité s’influencent mutuellement. Je me suis mis à tourner des films il y a relativement peu de temps, j’ai passé dix ans à écrire des livres, avant. Et à un certain moment, j’ai compris, que grâce au minimalisme de mes romans, il était facile de les transposer dans le langage du cinéma. Lorsque j’ai commencé à tourner des films, tous mes textes sont devenus plus « visuels » — le cinéma influençait ma littérature. En réalité, c’est un petit peu plus compliqué que ça. Même le texte le plus minimaliste ne fonctionne pas forcément au cinéma. Et un texte prononcé par un acteur, se distingue très nettement d’un texte sur papier.
V: Pouvez-vous nous parler un peu de votre dernier film ? Aura-t-on la chance de le voir un jour en France ?
VK: Ce film s’appelle Anomie. C’est un terme sociologique inventé par le sociologue français Émile Durkheim, et il signifie « l’absence de normes morales dans la société ». Il me semble que la Russie et plus largement le monde entier vit dans cet état. Il y a trois personnages principaux dans ce film, deux filles et un garçon, qui vivent selon leurs émotions et leurs instincts, ignorant les signaux contradictoires et souvent stupides que leur envoie la société.
Ce film tourne pour l’instant dans des festivals, dès que cela aura cessé, il devrait apparaître sur Internet.
Vladimir Kozlov interviewé au Festival de Cinéma de Varsovie en 2016
V: Guerre est écrit dans un style dit minimaliste. Est-ce que ce style n'est pas, en réalité, le fruit d'un travail considérable ?
VK: Oui, bien sûr. Cette manière de faire est loin d’être simple. Que ceux qui pensent que c’est facile essaient un peu de s’y coller.
* Néologisme tiré de tchernyi, qui signifie noir
Vladimir Kozlov, Guerre, traduit du russe par Thierry Marignac, La Manufacture de livres, collection "Zapoï"
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