29 décembre 2016

Eric Maneval, l'interview en roue libre

Photo Caroline de Benedetti
Les lecteurs d’Inflammation* (voir chronique ici) se posent des questions. Ils ont raison. Ce roman est dérangeant, effrayant, il y est question de faits réels qu’on a, curieusement, pratiquement oubliés alors qu’ils sont de nature à semer la panique dans l’esprit de n’importe qui, voire à inquiéter très sérieusement les États et les sociétés. Eric Maneval en sait-il plus qu’il ne l’écrit ? Ou, pire encore, veut-il nous réveiller, nous mettre en garde ? Veut-il nous faire peur ? Pour le savoir, il n’y avait qu’une solution. Lui poser les questions qui nous taraudent. Merci à lui d’y avoir répondu aussi franchement, même si ses réponses ne sont pas pour nous rassurer…

Commençons par le style, par rapport à Retour à la nuit (voir chronique ici), celui qu'une majorité de lecteurs connaît. Après avoir choisi l'économie, tu sembles avoir pris le parti d’une expression moins contrôlée, plus abordable. Comment expliques-tu cela ?
J’ai du mal à parler de mon style.  Je le trouve pauvre. Je peux être très facilement jaloux du style des autres, j’aimerais écrire comme Fred Gevart,  avoir la bravoure de François Médéline ou de Christophe Siebert, le classicisme de Jerôme Leroy, la sobriété ironique de Philippe Hauret, les inventions de Michael Mention, la précision de Marc Bruimaud  …  j’en oublie, je parle de mes dernières lectures. J’aimerais écrire comme ma femme qui même sur un post-it pour la liste des courses, a du style. Ça n’est  pas un choix d’économie, c’est que je suis pauvre. Je n’écris que ce que je sais écrire, c’est-à-dire ce qui est vrai, ce qui est indispensable, ce qui ne peut être interprété. J’ai horreur des passages de transition.  Je n’aime que les dialogues, parce que les personnages doivent parler, là je me trouve bon, je les fais parler, ils parlent, je les écoute. 


Alors c’est sûr que dans Retour à la nuit, ça m’allait très bien car il fallait insister sur la solitude du personnage et sur son univers  extrêmement restreint. Il y a peu de personnages, la plupart sont aussi fracassés que lui. Il est immédiatement pris dans un engrenage et du coup, tout le reste devient superficiel, ça tombe bien, je n’ai pas à l’écrire ! Il y avait de plus une volonté d’écrire un texte lisible par des adolescents et notamment ceux du foyer ou je travaille, il fallait faire simple et efficace. 
Pour Inflammation, c’est différent. Effectivement, je ne contrôle rien. Je ne connais pas mes personnages. Je sais ce qui va leur arriver, je sais comment, je sais pourquoi, mais je ne les contrôle pas, enfin, ils ne m’appartiennent pas. Je pense qu’on va revenir sur cet aspect mais je n’ai pas forcément l’impression que cette panique transparaît dans le style. Je n’ai pas plus de mots, je suis toujours aussi démuni.  J’ai été très agréablement surpris de certaines critiques flattant mon style. Je n’ai pas du tout pensé à ça, j’étais trop obsédé par la vérité pour pouvoir penser au style.  Si c’est réussi  à ce niveau- là,  pour certains lecteurs, c’est certainement aussi grâce au travail de Cyril Herry et d’Aurélie Camarasa.

Paradoxalement, malgré ce choix d'une écriture plus abordable, il semblerait que le roman, ou plutôt son intrigue, garde tous ses secrets. Cette retenue que tu pratiquais dans l'écriture de Retour à la nuit, l'aurais-tu appliquée, cette fois, à l'histoire ? Même si la fin de Retour à la nuit n'échappait pas, finalement, à une certaine ambiguïté.
Dans Retour à la nuit, il s’agit d’un choix esthétique, dans Inflammation, je n’ai pas le choix.  Les deux sont des thrillers, enfin, tels que je le définis, des « page-turners », des personnages pris dans un engrenage, assujettis à une réalité qu’ils ne formalisent pas, ni eux, ni le lecteur.  C’est une partie d’échecs. C’est ce que j’aime faire.  J’essaie de ne pas spéculer. La plupart des thrillers sont spéculatifs et se terminent par une sorte de krach boursier. La partie est nulle. D’autres, les bons, se terminent par un « twist » final, la partie est gagnée, le lecteur est mat, à lui de reconstituer la partie et de trouver la généalogie du coup gagnant. Moi j’aime bien l’idée du « pat », le roi n’est pas mat, il est enfermé et il vit encore. Pour l’assaillant, un petit détail a fait capoter l’histoire, c’est très frustrant et très mystérieux, c’est irréel. Dans Retour à la nuit, le personnage se retrouve encore plus enfermé qu’au départ, il s’est enfermé en voulant se libérer. On me reproche quelquefois la fin ouverte alors qu’il est totalement enfermé avec ses secrets. (Est-ce qu’une fin ouverte, c’est parce que le méchant court toujours ?)
Dans Inflammation, le mystère est total, permanent, il l’est tout autant pour moi. Dans ce livre, l’échiquier s’enflamme. Je ne suis pas un écrivain professionnel, je peux réfléchir des années avant d’écrire. Je produis un livre tous les 4 ou 5 ans, un livre court. Je veille à essayer de produire une forme originale. J’ai lu beaucoup de polars, je ne veux pas imiter, j’ai la hantise de l’imitation ou du recyclage, je dois trouver une forme nouvelle. Dans Inflammation, je ne sais pas si la forme est nouvelle, elle me semble l’être dans le polar, mais certainement pas dans le fantastique,  la littérature d’horreur (que je connais beaucoup moins) et encore moins dans les scenari-catastrophes.  Cette forme, celle de l’échiquier qui s’enflamme  (au moment où la partie devient trop complexe), elle s’est imposée. Parce que si dans Retour à la nuit, il n’y a pas de fond, dans Inflammation, il y a un fond, une réalité,  la forme n’étant que, comme dit je ne sais plus qui, le fond qui remonte à la surface.

Venons-en au cœur du problème : le rapport avec le réel. On pense aux massacres / suicides de l’Ordre du Temple solaire. Tu opères une relation entre les dérives sectaires et les exactions de certains laboratoires pharmaceutiques. Une telle démarche pourrait être celle d'un auteur de politique fiction souhaitant, par sa fiction, attirer le regard sur des informations soigneusement dissimulées. Est-ce le cas, ou bien ton histoire est-elle bien plus proche de la réalité qu'elle n'en a l'air ?
Je vais tâcher de répondre sans dévoiler trop de choses. Effectivement, la scène finale peut et doit renvoyer à l’affaire de l’OTS (Ordre du Temple solaire).  Dans les diverses critiques, peu de gens ont fait le rapprochement, cette affaire a dû disparaître de la mémoire collective  (il se pourrait qu’elle ressurgisse car certaines pistes, plus ou moins crédibles,  font le lien avec le meurtre de Mme Marchal (affaire Omar Raddad)). Bref, soit le lecteur connaît cette histoire et il fait le rapprochement, soit il ne la connaît pas. 
Tout part d’une lecture, celle d’un livre de Thierry Huguenin,  Le 54°**. C’est le récit d’un type qui au dernier moment, par une sorte de réflexe de survie, va échapper au massacre.  Son témoignage est effroyable car au-delà du massacre, il ne parvient pas, malgré ses efforts introspectifs et son auto- psychanalyse, à donner un sens aux 20 ans de sa vie qu’il a passés en compagnie d’hommes, de femmes et d’enfants au sein de ce qui reste pour lui une communauté spirituelle.  J’ai donc voulu comprendre, c’est devenu une obsession et j’ai lu à peu près tous les livres francophones à ce sujet. Au bout de plusieurs mois de lectures, je n’ai pas avancé d’un poil quant à la compréhension de cette histoire,  de ses multiples implications et de ses innombrables pistes qui ne mènent nulle part.

Ça m’a évidemment donné envie d’écrire. J’avais là un modèle théorique d’intrigue. Une histoire totalement incompréhensible, une intrigue à la forme de kaleïdoscope,  un Rubik’s kube qui ne se résoud jamais.  Restait ensuite la question de la forme littéraire à utiliser. Il y a une mode dans la littérature, c’est de paraphraser des affaires criminelles, d’en faire des romans. Le dernier prix Goncourt, des romans récents sur Charles Manson ou sur diverses affaires criminelles emblématiques, ça a toujours existé mais il me semble que c’est mis en valeur actuellement. Ces affaires criminelles inspirent l’écrivain de littérature dite « blanche ».  Je ne fais pas de différence entre littérature blanche ou noire, c’est pour moi une escroquerie intellectuelle. Je fais en revanche une différence entre « thriller » et littérature, considérant que c’est la mécanique qui prévaut dans la première catégorie, celle où j’évolue. Il s’agissait donc d’évoquer cette histoire à l’intérieur d’un genre. Mon but n’était pas d’expliquer cette histoire, d’enquêter, ou de donner des pistes, mon objectif était d’essayer de parvenir à créer un « thriller » en n’utilisant que des éléments de cette affaire  afin que le lecteur puisse retrouver les mêmes sensations d’effroi et d’absurdité que j’a i ressenties en m’intéressant à cette dramatique histoire. J’utilise tous les éléments mais je recrée une histoire, j’adapte, j’inverse, je modifie, je déconstruis et reconstruis.  J’ai longtemps hésité à mettre des passerelles entre la réalité de cette histoire et la fiction. J’aurais peut-être dû mais ça aurait dénaturé l’objet « thriller ». 

Ce qui m’apparaît important, c’est que ce texte peut être considéré à juste titre comme incohérent, irrationnel, insensé, mais il n’est rien d’autre que la réalité. Tous les éléments du récit, mises à part quelques menues ficelles scénaristiques, sont directement puisés dans la réalité de cette affaire. Tous les éléments de l’histoire autour du laboratoire sont également tirés de cette affaire. Je ne veux pas rentrer dans les détails, je peux répondre aux questions concernant n’importe quel passage du livre et son rapport avec la réalité (celle-ci étant toujours plus terrifiante que la fiction, j’ai veillé à me situer « en deçà »), mais concernant l’aspect pharmacologique, il faut s’intéresser aux «  travaux et recherches » de Luc  Jouret, un des « gourous » de la communauté sectaire, et au rôle que sa médication homéopathique a joué dans l’acceptation de la fin. C’est-à-dire qu’à mes yeux, il y a dans cette affaire  une sorte de symbiose entre mystique religieuse et pharmacologie (homéopathique en l’occurrence) qui a joué un rôle capital dans l’état de terreur mentale qui a précédé les derniers instants. Les « suicidés » ou « exécutés » pensaient renaître sur Sirius et allaient survivre grâce à leurs trousses homéopathiques. 

 Il n’y a pas  vraiment dans le livre de complots de l’industrie pharmaceutique ou de grands secrets, comme j’ai pu le lire dans diverses critiques, il y a juste des  tentatives d’explication de cette apocalypse dans lesquelles figurent des éléments de rhétorique complotistes à peu près équivalents à ceux qui vont s’imposer lorsqu’on étudie la véritable affaire, sachant qu’il n’y a pas eu, du côté suisse comme du côté français, d’enquête judiciaire convaincante. Le correspondant de France Info à Lyon, Maurice Fusier, a écrit un livre hallucinant sur les méandres de l’enquête***, sur le procès de Michel Tabachnik (accusé d’avoir manipulé les adeptes par ses textes hermétiques et  surtout le seul accusé que la justice ait identifié). Il soumet au lecteur un nombre invraisemblable de pistes possibles sans qu’aucune n’aboutisse à une explication probante, ce que j’ai tenté également de reproduire dans le texte.
Et sur un plan plus littéraire, justement, comment perçois-tu les limites que doit, ou non, s'imposer un auteur de fiction s'agissant de questions non élucidées, non publiques ?
Je suis un auteur de fiction.  Je m’intéresse au polar, a la littérature criminelle, aux témoignages, aux genres marginaux, l’étrange, le noir, l’occulte (bien souvent criminogène).  Dans un ouvrage précédent, consacré au mystère de Rennes-le château (voir la chronique ici), j’avais fait un parallèle (et c’était un impératif de la collection) entre une histoire romanesque et un mystère historique. J’aime bien le livre mais c’était quelque peu frustrant. J’aurais pu faire quelque chose de semblable, mettre en regard la véritable histoire de ces massacres, ç’aurait sans doute été moins obscur, moins elliptique, plus pédagogique. Mais ce n’était pas mon objectif.  De plus, je n’ai pas de pistes nouvelles ou d’explication singulière à proposer. Je ne me sens pas non plus autorisé à utiliser la véritable histoire, il y a des survivants, des familles, des disparus dont certains, au fil de mes lectures, m’ont vraiment ému et bouleversé. Je ne peux pas les utiliser. J’ai donc construit une histoire parallèle en tâchant de parvenir à créer un état de sidération chez le lecteur, le même état qui saisit la plupart, je le suppose, des personnes qui s’intéressent à la réalité de ces massacres. C’est un projet littéraire un peu bizarre, au croisement du polar et de ses questionnements (qui a tué, pourquoi, comment etc.) et du fantastique (suis-je fou ou suis-je le seul lucide ?), le tout en utilisant rien d’autre que la réalité (car je le redis, ma reconstruction de l’histoire se situe en deçà de la réalité).

Tous tes romans sont relativement courts, y compris celui-ci. Avec un sujet pareil, tu aurais pu développer un gros "thriller" commercial, qui n'aurait peut-être pas attiré toutes les questions qui te sont posées aujourd'hui. Pourquoi ce choix de la brièveté ?
C’est vrai, je crois qu’il y aurait suffisamment de matière pour faire une série télévisée à deux ou trois saisons.  En revanche,  j’ai quand même l’objectif de faire quelque chose qui est proche du « gros (ou maigre) thriller commercial » mais qui ne peut l’être car commercial  signifie dans ce cas-là : réponse,  explication, élucidation.  Mais je m’efforce d’écrire simple et rapide avec une construction qui oblige le lecteur à aller au bout.  Il ne faut pas qu’il se pose de questions en route, il faut que les questions se posent à la fin. Ça marche pas à tous les coups, ça marche pas avec tout le monde mais mon but, c’est que le lecteur lise le livre d’une traite. C’est pour moi un impératif du polar, la brièveté.  Le lecteur ne se disperse pas. Je lui prends deux ou trois heures de son temps, pas plus. Il n’y a plus vraiment d’équivalent à ce qu’était la Série noire, ou le Fleuve noir, des collections populaires de poche, j’aurais aimé « m’exprimer » dans ce format, court, pas cher, couverture uniforme, préserver une sorte d’anonymat général. On ne sait pas qui lit, qui écrit, ça n’a pas tellement d’importance.  Bon, cela n’existe plus, les autorités éditoriales ont dû décréter, sans doute à raison, que le phénomène de collection n’avait plus lieu d’être. J’ai la chance de connaître Cyril Herry ; voilà quelqu’un qui aime l’étrange, l’irrésolu, l’inénarrable.  Je ne sais pas si ce texte aurait pu paraître ailleurs, du moins dans le monde de l’édition de « polar »,  sans  que son incohérence de façade n’en soit affectée.
Passons à l'autre thématique du livre, celle de la réalité des relations humaines, familiales, amoureuses. A cet égard, le roman est finalement très pessimiste. Cette thématique-là, plus personnelle, fait en quelque sorte concurrence à la thématique plus universelle évoquée dans les questions précédentes. Comment fais-tu le lien entre ces deux niveaux, personnel et universel ? Le mensonge, l'illusion, le refus de regarder la vérité, le secret ?
Il y a une dualité dans l’utilisation de la thématique des relations humaines dans ce texte. Il y a un plan purement cosmétique. Je sais que si je veux pouvoir embarquer le lecteur dans cette histoire insensée, c’est avec cela que je vais l’appâter. Je sais qu’il va réagir aux histoires d’amitié, d’amour, de maternité, de paternité. Le narrateur, lorsque la réalité s’estompe, n’a qu’un repère, maintenir les relations familiales, être un bon père,  tout le ramène à cela, c’est sans doute ce que ferait toute personne confrontée à son problème. Et même, lorsque la réalité n’aura plus aucun sens, à la fin, il n’en sortira pas, « elle m’aimait » répète-t-il au cœur de son néant. 

Il y a ensuite la réalité. J’ai essayé de reproduire dans le récit un élément central de tout endoctrinement et notamment celui de l’affaire en filigrane: la perte des repères familiaux, amicaux, l’anéantissement des relations humaines.
  
* La manufacture de livres, collection Territori
** Fixot, 2005.
*** OTS, l'impossible procès, éditions des Traboules.

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