5 mars 2017

Hannelore Cayre, "La daronne" : une femme est une femme

On a tellement pris l'habitude des polars "procéduraux", laborieux lorsqu'ils sont signés par des magistrats que lorsqu'on n'a encore jamais lu cette auteure, on éprouve quelque méfiance en apprenant qu'elle est avocate pénaliste. La force des préjugés... Mais on comprend très vite que là, on est dans la cour des grands. La daronne est écrit à la première personne, et ce choix nous plonge d'emblée, tête la première, dans l'autobiographie d'une femme pas comme les autres.
C'est l'histoire de Patience. "J'ai cinquante-trois ans. Mes cheveux sont longs et entièrement blancs." Patience est issue d'une drôle d'histoire : un père  dirigeant d'une entreprise de transports prospère, une mère du genre femme-enfant gâtée, des vacances au Winter Palace de Louxor, au Danieli de Venise, dans les grands hôtels suisses. Et le reste du temps, une vie terrée dans une maison sinistre plantée au bord d'une nationale saturée. Des parents juif et pied-noir, des "rastaquouères", comme on disait quand Patience était enfant.
Hannelore Cayre a un talent tout particulier pour faire revivre ces années 70, avec une tendresse ironique qui touche juste... La petite fille est un peu spéciale. Elle aime manger les choses agréables à l’œil, ce qui fait qu'elle avale à plusieurs reprises de la peinture ou des jouets en plastique... Du coup, on accepte qu'elle se nourrisse principalement de friandises et de glaces colorées. Et puis elle adore les feux d'artifice. Un soir où elle est en vacances en Suisse, à l'hôtel Belvédère, près du lac des 4 cantons, elle attend avec sa famille le feu d'artifice du 1er août en mangeant une fraise melba. Audrey Hepburn s'approche d'elle et lui demande ce qu'elle veut faire quand elle sera grande : "Collectionneuse de feux d'artifice."

Mais le destin en décidera autrement. Patience se marie avec M. Portefeux, "homme d'affaires" comme son père. La vie est facile, les robes rose bonbon griffées de grands couturiers, les voitures de luxe, les tableaux signés Rothko. Et les appartements de location, car quand on est "homme d'affaires", il vaut mieux être insaisissable... Sept ans de mariage, deux petites filles plus tard, M. Portefeux meurt d'une rupture d'anévrisme là même où Patience l'a rencontré, à Dubaï. Et c'est le début de la dégringolade à grande vitesse. Fini les appartements dans le XVIe, il va même falloir travailler pour subsister et nourrir les deux gamines. Que faire quand on a 27 ans, deux petites filles et plus un sou vaillant ? La veuve Portefeux vend tout ce qu'elle possède pour s'acheter un appartement sinistre du côté de Belleville, et se décide à exploiter le seul talent qu'elle se connaisse : "je n'avais rien d'autre à offrir au monde qu'une expertise en fraude en tout genre et un doctorat en langue arabe, je suis devenue traductrice-interprète judiciaire." C'est parti...

Comment la petite collectionneuse de feux d'artifice va-t-elle se retrouver avec des tonnes de cannabis dans sa cave ? Comment la veuve Portefeux va-t-elle devenir la Daronne ? C'est ce que nous raconte Hannelore Cayre, nous entraînant sans pitié derrière elle dans une histoire affolante où l'on assiste à la transformation d'une femme, forte d'une énergie incroyable et d'une ironie mordante. L'auteure a un style qui n'appartient qu'à elle, un sens de l'observation aiguisé, une connaissance des milieux et des pratiques du monde de la drogue qui lui confère une authenticité rare, un humour féroce et un sens magnifique de la narration et du rythme. La daronne, roman noir, est une œuvre étonnante du début à la fin, une lecture où, tour à tour, Hannelore Cayre nous livre des souvenirs merveilleusement écrits, puis nous entraîne avec elle à un rythme d'enfer dans des situations de danger absolu. Du coup, on sort de ce livre un peu étourdi, riche à la fois des images nostalgiques d'un luxe surrané, d'un témoignage sans concession sur les trafics de stupéfiants, et de l'humour très personnel dont fait preuve Hannelore Cayre, tout en repoussant vigoureusement les frontières de la morale. Bref, on en redemande...

Hannelore Cayre est avocate pénaliste, elle est née en 1963 et vit à Paris. Elle est l’auteur, entre autres, de Commis d’office, Toiles de maître et Comme au cinéma. Elle a réalisé plusieurs courts métrages, et l’adaptation de Commis d’office est son premier long métrage.

Hannelore Cayre, La daronne, Métailié noir

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