Depuis longtemps, William Bayer est fasciné par la psychanalyse. Les romans précédents de cet ancien agent de la CIA s'y réfèrent plus ou moins explicitement. Dans La photographie de Lucerne, les choses sont claires puisque Sigmund Freud constitue, indirectement, l'un des personnages clés du roman. Qu'est-ce que cette photographie de Lucerne qui donne son titre à ce roman ? En 1882, Lou Andreas Salomé, compagne de Nietzsche, future égérie de Rilke et disciple de Freud, se fait photographier en compagnie de Nietzsche et de son ami Paul Rée, médecin et philosophe allemand. La photo les représente tous les trois sur fond de Jungfrau, un sommet des Alpes suisses. Les deux hommes sont debout entre les deux brancards d'une sorte de chariot. Lou Andreas Salomé, elle, est dans le chariot et brandit un petit fouet avec lequel, visiblement, elle entend bien diriger ses deux compagnons...
Trente ans plus tard, Lou Andreas Salomé séjourne à Vienne, où elle suit les enseignements d'un certain Sigmund Freud. Elle est poursuivie par les discrètes assiduités d'un jeune homme qui la suit, elle et son amie Ellen, dans les rue de la capitale autrichienne. Ce jeune homme, elle finira par accepter de le rencontrer : jeune peintre, il l'admire et souhaite parler avec elle, lui montrer son travail d'artiste. Lou accepte, n'aime pas le travail du jeune homme qu'elle trouve sans intérêt et sans âme. Elle le lui dit et lui parle de ses contemporains artistes - Klimt, Schiele en particulier - qu'il déteste et trouve révoltants... Le mystérieux jeune homme finira par lui apporter un dessin qu'il a fait pour elle, et qui reprend en la caricaturant la fameuse photographie de Lucerne. Un dessin hideux, inquiétant. Adolf Hitler, car c'est lui bien sûr, renoncera hélas quelques années plus tard à ses ambitions artistiques, pour s'atteler à un projet autrement plus funeste...
De nos jours, à Oakland, dans la baie de San Francisco, l'artiste "performeuse" Tess Berenson vient de gagner une bourse qui lui permet de se loger dans un fabuleux atelier d'artiste situé en haut d'un magnifique immeuble art déco. Le loft, avant son arrivée, était occupé par Chantal Desforges, dominatrice à la clientèle triée sur le volet, qui a quitté les lieux précipitamment, laissant derrière elle quelques éléments de décoration intéressants... Une cage, un chariot qui fait étrangement penser à celui de la photo de Lucerne. Très vite, Tess éprouve une fascination irrépressible pour l'ancienne locataire du loft. Fascination qui se transforme en obsession lorsqu'on apprend que Chantal est morte assassinée. Les signes se multiplient, tout comme les raisons qui rapprochent Tess de Chantal : en fait, les deux femmes s'étaient rencontrées à un cours d'arts martiaux. Bientôt, Tess va s'immerger dans la vie de Chantal, racheter sa bibliothèque, rencontrer ses clients, son amie, le flic chargé de l'enquête, son voisin Josh... Et surtout, se demander quelle menace terrible a bien pu pousser la "maîtresse" à tout abandonner du jour au lendemain. Au passage, l'auteur aborde la question du SM de façon à la fois pudique et curieuse, sans pour autant se priver des passages érotiques auxquels s'attend, nécessairement, le lecteur...
Dans un récit alternant habilement passé et présent, William Bayer nous attire avec lui dans sa fascination évidente pour l'esthétique et la vie intellectuelle et artistique de l'Europe de la fin du XIXe et du début du XXe siècle, puis dans son intérêt pour le IIIe Reich, la personnalité d'Adolf Hitler, ses possibles interprétations psychanalytiques et le parcours des anciens nazis. Il rend du même coup un bel hommage à la fascinante Lou Andréas Salomé, femme d'exception qu'on a trop tendance à prendre pour une égérie, alors qu'elle était bien sûr, elle-même, une créatrice et une intellectuelle, à une époque où pour la femme, il était bien difficile de se faire entendre... Il crée également un personnage particulièrement inquiétant avec cet ex-nazi émigré aux Etats-Unis et devenu... psychanalyste juif. Il nous incite à suivre, tour à tour, des pistes plus inquiétantes les unes que les autres, nous perd dans les doutes de Tess et ses soupçons, nous fait partager ses frayeurs quand elle prend des risques et ses moments de création lorsqu'elle entreprend de porter à la scène l'histoire de Chantal. La photographie de Lucerne nous entraîne dans un parcours de montagnes russes, met à l'épreuve notre sang-froid et fait appel à notre culture et à notre mémoire, ce qui n'est pas si fréquent. On regrettera à peine une fin un peu décevante, voire attendue, mais probablement inévitable...
William Bayer, La photographie de Lucerne, traduit par Pierre Bondil, Rivages
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