19 mars 2018

Wojciech Chmielarz," La ferme aux poupées" : des femmes martyres, un monde en perdition

Tous les lecteurs, tous les chroniqueurs connaissent le petit frisson qu'on éprouve quand on voit arriver le deuxième roman d'un auteur dont on a apprécié la première œuvre. On hésite un peu avant d'ouvrir le livre, de peur d'être déçu. De peur de s'être trompé, en fait. Avec La ferme aux poupées, le petit frisson est là. J'avais déjà beaucoup aimé Pyromane (voir la chronique ici) pour la capacité de Wojciech Chmielarz à camper un personnage attachant, un brin agaçant, et à lui faire mener une enquête crédible et originale sur un rythme soutenu, avec un style déjà bien affirmé. Tous les lecteurs, tous les chroniqueurs connaissent le sentiment de plaisir et de satisfaction qu'on ressent lorsqu'une fois le roman refermé, on soupire d'aise en se disant : "Je le savais!" Il faut bien faire plaisir à l'ego... Ce sentiment-là, il est très présent après la lecture de La ferme aux poupées. Et le grand responsable, c'est bien sûr l'auteur. Qu'il en soit remercié.

L'inspecteur Jakub Mortka, alias le Kub, s'est vu offrir un petit séjour au vert, dans les montagnes, dans le commissariat de la petite ville de Kretowice, à quelque 400 km de Varsovie. Là-bas, assurément, il n'aura guère à s'occuper que des habituels faits divers, agressions de rue, querelles domestiques et autres violences mineures. Il faut dire qu'après son enquête mouvementée sur le pyromane, ses supérieurs de Varsovie ont éprouvé un certain soulagement à l'idée de le voir s'éloigner... Quant à lui, résigné, il s'est installé là-bas dans un vilain studio et médite sur son avenir professionnel - quitter la police ? Rester ? Et sur sa vie privée, réduite à une misère depuis que sa femme Ola l'a quitté avec leurs deux fils. Et surtout depuis qu'elle entretient une relation avec un dénommé Adam. Cet Adam, après lui avoir volé sa place dans le lit de sa femme, va-t-il prendre aussi sa place dans le cœur de ses fils ? Bref, ça n'est pas la grande forme... Il faut dire qu'il est toujours aussi agaçant, Mortka. Quand il parle à sa femme, on a envie de lui secouer l'épaule et de lui souffler à l'oreille que non, ça n'est pas exactement ça qu'il faut dire...

Le roman commence par une scène d'exposition digne d'un thriller. Un homme en 4x4, une petite fille sur le bord de la route, l'homme ralentit...

A Kretowice, dans les montagnes, survient le drame. Enfin, le premier. Une petite fille, Marta, 11 ans, disparaît. Ses parents vivent dans une de ces barres d'immeubles qu'on trouve partout en Pologne : "des logements vieillots, étroits et qui sentaient le bouillon de poule." Les parents sont méfiants, mais pas si inquiets que ça finalement : il leur a fallu pratiquement une journée pour signaler la disparition de la petite, qui n'a pas passé la nuit chez elle... Pas beaucoup d'indices, hélas. Sauf qu'elle n'est pas la première à disparaître : quelque temps auparavant, une gamine s'est elle aussi évaporée. Mais c'était une petite Tsigane, Adela, alors évidemment, on ne s'est pas donné beaucoup de mal pour la retrouver. Là, on va peut-être devoir s'y intéresser à nouveau...

Nous voilà au cœur du sujet : Chmielarz et Mortka plongent tout droit dans l'univers du racisme, des préjugés et de la haine. Ceux qui font d'autant plus de ravages qu'ils s'enracinent au sein des classes populaires, là où la pauvreté, déjà, a creusé son sillon de rancœur et de colère. L'enquête tourne court: très vite, un dénommé Bratkowski, pédophile notoire, se livre à la police et avoue le viol et le meurtre de la petite Marta... Pas très crédibles, ces aveux. Effectivement, la situation va très vite se compliquer avec la découverte de Marta, terrorisée mais indemne, enfermée dans une ancienne mine en compagnie de... quelques cadavres de femmes.

Comment le Kub va-t-il se sortir de cet immonde marasme ? A Kretowice, on n'a pas vraiment l'habitude de ce genre d'enquêtes. En lisière de forêt, dans la montagne, on a davantage l'habitude des randonneurs égarés que des crimes en série. Mais la fierté est là : la police locale n'a aucune envie de se voir voler la vedette par ceux de la ville, et Mortka va être bien utile... Il faut y aller, prendre des risques, se tromper, se faire avoir. 

Nous voilà partis pour une enquête réaliste, avec des humains faibles, mauvais, corruptibles, pleutres. Une exploration d'une société en souffrance, de pauvreté en délinquance, d'addiction en inconscience. Le Kub va prendre cher, comme on dit, au moral comme au physique. Trahisons, mensonges, dissimulation, Chmielarz ne lui épargne rien, et nous ménage un suspense à multiples ressorts habilement mené sur un rythme sans pitié. Ce qui ne l'empêche pas de nous livrer quelques tranches de vie joliment écrites et des descriptions lucides de la Pologne contemporaine. 

A la fin, l'auteur aura soigneusement refermé toutes les petites fenêtres qu'il a ouvertes au fil de son récit, apportant une résolution à toutes les questions qu'il a semées. Sauf à une, et pas la moindre. Mais celle-là, gageons qu'il ne l'a pas oubliée, et qu'il nous ménage quelques surprises dans son prochain roman. Qu'on attend de pied ferme.

Wojciech Chmielarz
, La ferme aux poupées, traduit du polonais par Erik Veaux, Agullo éditions

4 commentaires:

  1. jean-michel isèbe19 mars 2018 à 22:54

    Chronique toujours aussi brillante.

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  2. J'aime bien la notion des petites fenêtres ouvertes... sauf une: le genre de détail qui donne envie.

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