Il est rare qu'on tombe sur le nom de René Belletto en se promenant sur les pages récentes des blogs consacrés au polar ou au roman noir. C'est l'été, on ne va certes pas dire que l'actualité littéraire tourne au ralenti... Néanmoins, une petite respiration ne peut pas faire de mal, et il ne paraît pas superflu de rappeler que Belletto figure quand même parmi les grands auteurs français de romans noirs, notamment avec L'Enfer, sorti en 1986 chez POL et récompensé par le Femina et le Prix du Livre Inter, et Sur la terre comme au ciel, sorti en 1982, adapté au cinéma par Michel Deville avec Anémone dans un rôle comme elle n'en retrouverait sans doute plus, sous le titre Péril en la demeure. Depuis, René Belletto n'a jamais cessé de publier, toujours chez POL. Romans, essais, poésie : une bibliographie de plus d'une vingtaine de titres dont le dernier en date, Être, est sorti début 2018 chez POL. René Belletto a résolument franchi la barrière fuyante qui sépare la littérature dite "de genre" de la littérature tout court: ce n'est pas une raison pour oublier qu'il n'a rien perdu de son savoir-faire...
Être est un drôle de roman, où Belletto s'amuse avec la notion du double, de l'identité et celle du "ghost writer". Il y joue aussi beaucoup de la citation, voire de l'auto-citation, nous rappelle fréquemment son goût pour les jeux de mots, voire les calembours, s'auto-commente, s'auto-analyse et nous promène comme il sait si bien le faire dans les méandres d'une histoire aussi sinueuse qu'impeccablement construite. L'écrivain lyonnais a choisi, cette fois, de situer son histoire à Paris.
C'est là que vit Miguel Padilla, ancien peintre ayant renoncé à son art après la mort de sa compagne Dolorès. Miguel est le premier personnage à entrer en scène. On ne s'étonnera pas qu'il se soit intéressé, dans son jeune temps, aux belles voitures rapides, et qu'il nourrisse une passion pour Bach, la guitare classique et le cinéma, puisque ces passions font partie des constantes dans les romans de René Belletto. En revanche, on s'étonnera davantage que Miguel porte secours à une vieille dame, Prima Lacroix, victime d'une malencontreuse chute tout près de chez elle, impasse Amédée-Buressif, et entame avec elle une jolie relation faite de respect et de tendresse. La vieille dame vit seule, dans le deuil de sa nièce Nathalie, morte lorsqu'elle était encore enfant. Miguel, en sortant de chez Prima Lacroix, décide de déjeuner au restaurant Le restaurant, tout près de là.
Au deuxième chapitre entre en scène Armand Mallord, le bel Armand qui sort de chez son amie Irène, avec laquelle il entretient une relation étroite mais platonique depuis qu'il l'a sauvée, un beau soir, d'un viol imminent. Irène est belle, intelligente, subtile, douce. Armand lui dit tout, Armand rumine la désertion de sa dernière maîtresse en date, prénommée... Nathalie. L'homme est un séducteur, et c'est un euphémisme. En proie à une volonté de suicide "présente en moi depuis toujours", à une volonté de meurtre "également présente en moi depuis toujours." Et à une "frénésie charnelle", à "une appétence pour toutes les femmes..." Voilà qui est Armand. Qui, accessoirement, travaille dans un musée. Et qui, ce jour-là, décide de déjeuner au restaurant Le restaurant. Las, pas de table libre... Mais là, près de la fenêtre, un homme seul. Miguel Padilla, le peintre dont Armand connaît l'oeuvre. Osera-t-il lui proposer de partager sa table? Ah, s'il n'avait pas osé, rien de ce qui va suivre ne serait survenu. Mais il ose. Et l'inconcevable va donc arriver.
Les deux hommes partagent la même table, se parlent, se plaisent finalement. Pire, ils se ressemblent, y compris physiquement. A partir de cette rencontre fortuite - si une telle chose existe... - Belletto va entraîner ses personnages, et nous avec, dans une histoire labyrinthique où se succèdent coïncidences et chassés-croisés, où les personnages secondaires sont traités, comme dans certain cinéma français, avec une minutie un brin roublarde. Belletto, on l'a dit, est un amateur de jeux de mots, de calembours, et il ne se prive pas d'en user voire d'en abuser, tout en prenant bien garde de se moquer de sa propre addiction... Il prend plaisir à brouiller les pistes et, en utilisant la narration à la première personne alternativement par la bouche de Miguel et par celle d'Armand, à perdre son lecteur dans une confusion totalement délibérée, voire perverse. Le héros et son double ? Un destin et l'autre ?
Le livre que nous sommes en train de lire, Être, n'est bien sûr écrit ni tout à fait par l'un ni tout à fait par l'autre, puisque c'est Irène, l'élégante et très douce amie d'Armand, qui prend la plume pour raconter l'histoire... de Miguel à la place de ce dernier. Ghost writer passionnée, spectatrice assidue de la vie de cet homme qu'elle connaît à peine mais qui lui en révèle tant sur sa propre existence... Être est un livre troublant, son histoire perturbante s'insinue au coeur du lecteur, tel un venin lent, et laisse derrière lui une cicatrice discrète mais durable.
René Belletto, Être, POL éditions
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