17 juillet 2018

Peter Loughran, "Londres Express" et "Jacqui" : un ou deux psychopathes...



Quand je découvre un auteur, j'aime bien savoir à qui j'ai à faire. Car oui, j'avoue que je ne découvre qu'aujourd'hui ce Peter Loughran, auteur culte, "dingue", disait Jean-Patrick Manchette. Là, j'en suis pour mes frais. Son dernier éditeur français, Tusitala, le confirme dans sa préface à Jacqui : "De Loughran, on ne sait presque rien. Pas même s'il est encore en vie. Ni vraiment comment prononcer son nom." Aujourd'hui, Loughran aurait 80 ans. Si d'aventure il était encore vivant...
 

Le roman qui l'a fait connaître, Londres Express, a été publié pour la première fois à la Série noire en 1967, un an après sa sortie en Angleterre. Traduit par Marcel Duhamel en personne, Londres Express a fait l'objet des spéculations les plus folles : Marcel Duhamel aurait écrit lui-même cet OVNI. Lui, ou bien Frédéric Dard et Graham Greene... Pendant presque vingt ans, Peter Loughran disparaît des radars. Puis réapparaît en 1984 avec Jacqui, publié en français en 2018 par Tusitala. Depuis, hormis un texte intitulé The Third Beast qui, de l'avis général, peut être oublié, plus de nouvelles.
 
Quand on lit Londres Express, on comprend très vite pourquoi Marcel Duhamel a cru bon d'écrire, dans une préface à sa traduction : "Avant d'inclure le présent livre dans la Série Noire, nous avons longuement hésité, pesé le pour et le contre et cherché à déterminer exactement la portée et surtout les origines d'un pareil débordement. Sans succès, il faut bien l'avouer." Pas mieux. Avec Londres Express, nous allons passer de longues heures en compagnie d'un marin un lendemain de bordée. Sa soirée a été tellement agitée qu'il a raté le train qui aurait dû l'amener à l'heure à son bateau, et qu'il est obligé de prendre le suivant. L'homme arrive en avance à la gare, cherche le quai du train de Londres, sort de la gare pour tuer le temps en attendant l'heure du départ, achète quelques revues porno, finit par s'installer dans un compartiment fumeurs encore désert. Non sans avoir longuement dégoisé, pour notre bénéfice, sur l'immoralité de ses contemporains, la gueule de bois qu'il se traîne après une nuit agitée, les graffiti qui défigurent les toilettes publiques et toutes ces sortes de choses. C'est que l'homme ne manque pas de sujets de conversation et de réflexion... Il voulait voyager en solitaire, dommage : deux bonnes sœurs s'installent dans le compartiment, en compagnie d'une petite fille.
 
C'est parti pour un voyage en forme de cauchemar. Pour le lecteur, s'entend. Car notre marin dur à cuire va passer tout son trajet à nous raconter quelques moments de bravoure de sa vie, anecdotes dûment et longuement assaisonnées de considérations morales, religieuses ou sociales aussi aigries que délirantes. C'est ainsi qu'on va découvrir, au fur et à mesure que le train avance, une sorte de monstre d'égoïsme et de narcissisme. Un sale type qui se prend pour le sosie de Tony Curtis, même si dans son entourage ça fait plutôt rigoler. Une immonde racaille qui tient les femmes dans le plus profond mépris, tout en restant à la recherche d'un ange qui prend tour à tour le visage de la statue d'une sainte, puis d'une jeune Japonaise, puis d'une enfant très pure. Le récit confine parfois à l'insupportable, l'homme est violent mais couard, coléreux mais prompt à se dédouaner de toute responsabilité. Et on aura beau chercher dans son récit quelque signe d'un traumatisme d'enfance responsable de sa pathologie mentale, la quête sera vaine... L'homme est immonde, orgueilleux, brutal, haineux. Il déblatère, tourne en rond, bondit - intérieurement - de colère et de jalousie, éructe en silence, s'étouffe dans son propre venin, épie ses voisines de wagon... Ce voyage, jusqu'au bout, sera un cauchemar, avec aux commandes un Peter Loughran redoutable en ce qu'on se prend, parfois, à se demander si c'est lui, l'auteur,  qui laisse libre cours à ses propres débordements, ou s'il est le deus ex machina d'une histoire absolument abominable, totalement noire, totalement absurde, totalement obsédante aussi...

Avec Jacqui, nous voilà 20 ans plus tard à Londres, où le héros de l'histoire, chauffeur de taxi, ne nous laisse même pas quelques pages de répit. Dès les premiers paragraphes, le voilà parti dans des considérations technico-oiseuses sur les meilleures méthodes pour se débarrasser d'un cadavre. L'homme connaît son affaire, puisqu'il a occis sa compagne Jacqui... Là, contrairement à Londres Express, pas de suspense classique. Il y a une victime et un bourreau, et nous savons tout de suite de qui il s'agit. Peter Loughran va donc nous raconter à la première personne la vie de ce chauffeur de taxi aussi imbécile que haïssable, qui emprunte beaucoup, à vrai dire, au marin de Londres Express. Même violence, même haine farouche des femmes, même orgueil mêlé d'un certain dégoût de soi-même. A la différence du héros de Londres Express, néanmoins, le chauffeur de taxi a sa petite vie bien rangée, bien régulière, dans la grande maison qu'il a héritée de sa famille. Et même, il veut se marier, avoir un enfant. Mais l'homme passe son temps à pontifier, à moraliser, à tourner en rond dans sa propre cervelle malade, à élaborer des théories aussi loufoques qu'effarantes. Aussi éloigné de la réalité qu'on peut l'être. Il est donc parfaitement logique qu'il choisisse pour réaliser son rêve de normalité Jacqui, une femme qui ne voit aucun inconvénient à se prostituer. Il faut bien vivre, et autant vivre bien, pas vrai ? Aucune morale, cette Jacqui, qui même casée et enceinte, ne se prive pas de poursuivre ses petites activités lucratives. Son compagnon serait-il jaloux, nous acheminons-nous vers un drame passionnel ? Ce serait mal connaître Peter Loughran, qui nous concocte un final cauchemardesque. Jaloux, le chauffeur de taxi ? Non, confit dans sa démente morale à sens unique, blessé dans un amour-propre démesuré, totalement dénué de sentiment, le chauffeur de taxi, lui aussi, est un monstre, comme va le montrer la fin qu'il réserve à Jacqui et à sa progéniture, et que ne renierait pas un auteur de romans d'horreur... Le tout enveloppé dans une narration ponctuée d'un humour noir foncé, d'une logique imparable même si elle aboutit à l'absurde le plus terrifiant.

Deux romans à vingt ans d'intervalle. Londres Express, traduit par Marcel Duhamel, usant d'un argot très typé années 50-60, dont on ne sait s'il reflète vraiment la langue utilisée par Loughran. Jacqui, traduit magistralement par Jean-Paul Gratias qui n'a, lui, pas jugé utile de piocher dans l'argot des années 80, et on lui en sait gré... Il serait sûrement intéressant de voir ce que donnerait Londres Express retraduit par Jean-Paul Gratias! Deux romans signés par un auteur dont on ne sait pratiquement rien, et dont la personne même pourrait inspirer un auteur de roman noir, voire de thriller...

Peter Loughran, Londres Express, traduit par Marcel Duhamel, Folio policier
Peter Loughran, Jacqui, traduit par Jean-Paul Gratias, éditions Tusitala

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