21 août 2024

Frédéric Paulin, "Nul ennemi comme un frère" : le Liban, paradis perdu ?


Entre 1975 et 1977, j'habitais une petite rue entre Opéra et Madeleine. Des professionnelles de la profession y exerçaient leur métier à bord de leur Austin Mini, toute blondeur dehors. Il n'y avait pas encore de sex shop. En revanche, en face de chez moi, il y avait un bar où il nous arrivait d'aller prendre un verre le soir. Dorures, velours écarlate, marbre et stuc : une ambiance de cocon kitsch. Dans ce bar, il n'y avait - en-dehors de nous, les voisins jeunes et inconscients - que des hommes et quelques femmes qui arrivaient du Liban (chrétiens libanais ou français expatriés). Une atmosphère à la Modiano, des conversations sur le ton de la conspiration, beaucoup de mélancolie et de colère, parfois du désespoir, comme si ces êtres-là pleuraient leur paradis perdu. Peut-être y ai-je croisé un des personnages de Frédéric Paulin - Michel Nada, chrétien du Liban qui a choisi l'exil à Paris - ou le conseiller politique Philippe Kellermann, qui a grandi au Liban et travaille à l'ambassade. Ou des hommes qui leur ressemblaient, car bien sûr, ces personnages-là sont fictifs. A l'époque, ça n'est rien de le dire, les Français ne comprenaient rien aux "événements" du Liban. Et ne cherchaient pas à comprendre : trop complexe, trop douloureux… 

Frédéric Paulin, même s'il est né bien après moi, se rappelle ces événements-là. Il se rappelle les Gemayel, l'ambassadeur Delamare, les attentats, les massacres de Sabra et Chatila, les otages, la guerre incompréhensible. Au départ de sa Trilogie Benlazar, il y avait les mots de Mohammed Mehra en 2012, juste avant d'être abattu : "La guerre est une ruse". C'est cette phrase qui avait déclenché le projet fou, et magistralement mené par l'auteur, de cette trilogie qui explore le terrorisme islamiste, ses sources et ses ramifications. Là encore, c'est le souvenir de jeunesse de ce Liban,  petit pays encastré entre Syrie, Israël et Jordanie, où, en 1975, éclate une guerre meurtrière et destructrice, qui pousse Frédéric Paulin à reprendre son bâton de pèlerin et à remonter le temps pour s'efforcer de comprendre - si c'est possible - les mécanismes à l'œuvre et les forces en présence. Pour mémoire, la guerre du Liban se termine "officiellement" en 1990. Et pourtant, il y a quelques semaines, le gouvernement français enjoignait les citoyens français du Liban de revenir en France. Et pourtant, en 2020, une explosion dans le port de Beyrouth ébranlait la totalité du pays. 

La place des Martyrs à Beyrouth en 1982 - James Case from Philadelphia, Mississippi, U.S.A., CC BY 2.0 <https://creativecommons.org/licenses/by/2.0>, via Wikimedia Commons

Dès les premières pages, on comprend que Paulin s'est lancé là dans une entreprise d'une ampleur et d'une difficulté singulières. Car il s'agit d'accompagner le lecteur dans le labyrinthe des forces en présence : chrétiens maronites, druzes, sunnites, chiites, palestiniens,  israéliens... Et en même temps de guider ses personnages dans leur histoire dans l'histoire. Chacun d'entre eux joue son rôle, mais l'auteur sait bien que dans une situation telle que celle-là, nuances et ombres portées sont indispensables. Michel Nada quitte sa famille et retourne à Paris, tandis que ses frères s'engagent dans leur combat. En arrivant en France, il se persuade que c'est là qu'il va servir son pays. Et puis la politique fait son œuvre : engagé du côté de Chirac à une époque où il n'a pas vraiment le vent en poupe, il va bientôt se retrouver en porte-à-faux, l'"ami libanais". Le diplomate Kellermann, quant à lui, rapatrie sa famille et la rejoint à contrecœur, écartelé entre son amour pour le Liban et pour une jeune femme, Zia - interprète chiite qui le fascine par son courage - et sa responsabilité envers sa famille. Véritable personnage modianesque, cet homme-là court après son courage, s'engage en politique auprès des socialistes, lutte à coup de cachetons, d'alcool et de rêves de bonheur inaccessibles. Deux personnages qui ouvrent l'histoire vers la politique française et des constats proprement ahurissants sur le manque d'intelligence et de perception du monde politique. Militaires, hommes des services secrets, diplomates, responsables politiques : personne ne comprend rien à la situation tout en faisant comme si tout était sous contrôle… Alors que rien ne l'est : l'Iran fait sa révolution et envenime les conflits déjà sanglants, la France accueille l'ayatollah Khomeini...

Et puis les femmes : Zia, qui va s'engager dans le combat, par fidélité, et comprendre très vite que dans ce combat-là, la liberté des femmes n'a pas sa place. A Paris, l'ambitieuse Sandra, juge, va épouser Michel Nada, qui lui-même s'engage auprès de son beau-père, député de droite du sud de la France et s'embarque ainsi dans de bien marécageux territoires. Un mariage qui ne tiendra pas longtemps, entre un homme qui ne tarde pas à s'éprouver traître à son pays et une femme brillante qui a tendance à jouer avec le feu. Et notamment avec un autre des personnages clés du roman, le belliqueux capitaine Dixneuf, du SDECE, en poste à Beyrouth.

On ne peut s'empêcher d'admirer le travail de recherche que Frédéric Paulin a dû effectuer avant de s'attaquer à un projet aussi ambitieux. Il sait confier à ses personnages les missions qui vont servir à la fois les intrigues romanesques et la reconstitution d'un monde dont on n'a pas fini de suivre les transformations violentes. Son savoir faire de narrateur hors pair lui permet de mettre en scène un véritable ballet d'hommes et de femmes perdus ou déterminés, passifs ou actifs, et il n'oublie jamais de se rappeler qu'aujourd'hui comme hier, le combat ne se mène pas entre le bien et le mal. Ses héros sombrent dans le doute, prennent conscience de leur impuissance, font semblant de savoir ce que nul ne sait, l'auteur débroussaille, regarde, écoute, se rappelle et nous offre avec ce premier volume, qui couvre les années de 1975 à 1983, un roman puissant, où il s'exprime sans crainte apparente sur des sujets particulièrement brûlants, sans doctrine, avec beaucoup d'humanité et un talent d'écriture qui s'affirme de livre en livre. Un roman exigeant, mais qu'on lit avidement, parce que c'est un peu notre histoire, aussi. Et dont on attend la suite avec impatience.

Frédéric Paulin, Nul ennemi comme un frère, Agullo éditions

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