Arpàd Soltész, auteur de Colère (voir la chronique ici), était présent au festival du Goéland Masqué (Penmarc'h) du 18 au 20 mai 2024. Depuis peu, il a quitté la Slovaquie pour s'installer à Prague où il peut exercer son métier de journaliste politique dans une sécurité toute relative, puisqu'on lui a proposé une protection policière dès son arrivée... Sa présence coïncidait avec un moment important de l'actualité, puisque le Premier ministre slovaque Robert Fico venait d'être grièvement blessé par un tireur juste avant une réunion politique à Handlova, au centre du pays. Après l'avoir longuement interrogé sur son roman et l'état de son pays devant le public du festival, nous l'avons sollicité pour une conversation plus centrée sur l'actualité, qu'il a bien voulu nous accorder en exclusivité. On va vite comprendre que le titre de son dernier roman décrit parfaitement son état d'esprit. Merci à lui de s'être exprimé en toute liberté.
Comment réagissez-vous à cet événement, comment en est-on arrivé là ?
C'est un acte méprisable, de toute façon. Quelle que soit la situation politique, on ne peut pas la résoudre en tirant sur les gens dans la rue. Robert Fico a toujours été populiste, mais il était pro-européen, jusqu'au meurtre de mon confrère journaliste Ján Kuciak et de sa compagne Martina Kušnírová en 2018. Il était premier ministre à l'époque déjà, et a dû démissionner : il a été poursuivi pour corruption, tout comme un procureur général, des juges, des responsables de la police et des politiciens haut placés. Ils ont été condamnés, mais aucun d'entre eux n'est encore en prison aujourd'hui. Fico a alors perdu tout pouvoir, et il semblait politiquement mort. Lors de l'élection générale en 2020, le peuple a choisi d'élire un politicien fondamentalement populiste et anti-démocratique, Igor Matovič, qui a détruit les institutions du pays. En 2023, le peuple a réélu Fico en tant que Premier ministre. En trois ans, il avait complètement changé d'orientation politique : son meilleur allié est Viktor Orban, il est devenu violemment anti-américain, anti-occidental et pro-russe, il fait tout ce qu'il peut pour détruire les médias libres et la société civile et il revient à ses vieilles habitudes de corruption. Cet homme qui a tenté de l'assassiner semble être plutôt perturbé, il a fondé une association contre la violence et il tire sur le Premier ministre : à l'évidence, il a des problèmes mentaux.
Vous pensez que cet homme a été manipulé?
Je préfère ne pas parler de cela pour le moment, nous n'avons pas assez d'éléments et je ne voudrais pas passer pour un complotiste. En tout cas, la conséquence est que Fico est maintenant un martyr, et que cela lui ouvre une autoroute pour faire ce qu'il veut. La grande question c'est ce que cet attentat va modifier dans sa personnalité : de quel côté va-t-il basculer cette fois ? Va-t-il se précipiter dans les bras de Mère Russie ? Sa campagne électorale avait été très agressive, peut-être va-t-il comprendre que ce type de rhétorique mène à la violence ? Mais je parierais plutôt sur un changement vers le pire : il va vouloir se protéger contre toute attaque, et peut-être instaurer un régime dictatorial. Il a maintenant tous les atouts en mains pour cela.
Sa réélection a-t-elle été à l'origine de votre départ du pays ?
Pas exactement. Dès que Matovic a été élu, j'ai su qu'il allait détruire la démocratie et les institutions, mais personne ne m'a écouté. Il y avait une sorte de naïveté enfantine : "N'ayez pas peur, tout ira bien..." Les gens voulaient croire ça : bien sûr, c'était n'importe quoi. Aujourd'hui, ce serait plutôt : "N'ayez pas peur, ça ne sera pas pire." Le problème est que Fico comme Matovic ont été élus de façon démocratique. Le problème, c'est donc la population. Le peuple veut ce genre de dirigeant. Je ne voulais pas vivre dans ce pays et élever mon fils au milieu d'une telle population. C'était donc plutôt une décision personnelle.
Vous voulez dire qu'en Slovaquie, la démocratie est une sorte d'objet abstrait ?
Dès 1989, dès l'effondrement de l'URSS, on a parlé de démocratie et de liberté. En réalité, les gens voulaient des voitures allemandes, des objets cool français ou italiens, de l'électronique japonaise. Ce peuple ne veut pas obéir aux règles, surtout quand ce n'est pas à leur avantage. Pour eux, les règles s'appliquent à tout le monde sauf à eux. Je suis certain que la Slovaquie est une cause perdue, elle est déjà sous influence russe. Bien sûr, ils vont essayer de continuer à tirer de l'argent de l'Union européenne. Pour la plupart des Slovaques, la liberté c'est la liberté de ne pas respecter les règles : c'est pourquoi ils détestent l'Europe.
C'est peut-être une remarque naïve, mais votre pays a eu a subir des violences terribles de la part de l'URSS et de ses alliés après le Printemps de Prague. On a du mal à comprendre cette attitude.
Telle a été notre stratégie de survie depuis des centaines d'années : il ne s'agit pas d'amour pour la Russie, mais de peur de la Russie. La plupart des Slovaques estiment que l'Ukraine ne résistera pas et qu'au moment où elle s'effondrera, la Russie sera à leurs portes. Les Slovaques ne veulent pas se battre avec les Russes, ils préfèrent être occupés que de mourir au combat. Notre stratégie de survie consiste à creuser des trous, à nous y cacher la tête, et à attendre que ça nous arrive... La Slovaquie a été occupée à deux reprises en cinquante ans par ses propres alliés. Le vrai message de Robert Fico à ses électeurs était : "Vous savez que les Russes viendront. Vous ne voulez pas vivre la même chose que l'Ukraine à Bucha (ville où plus de 450 Ukrainiens ont été massacrés par les Russes en mars 2022, selon les sources ukrainiennes). Moi, je suis leur ami et je vais vous protéger. Ils ne vous tueront pas, mais ils vous enculeront."
C'est terrible, ce que vous dites sur votre pays.
C'est mon pays. Et c'est une erreur majeure que de croire qu'on peut introduire la démocratie partout. La Slovaquie va voter pour une figure d'autorité pour se sentir protégée. En Hongrie, c'est à peu près la même chose. Tout le monde se rappelle la Tchécoslovaquie, tout le monde pensait que Tchéquie et Slovaquie, c'était la même chose. C'est faux. Au lendemain de la IIe Guerre mondiale, cela semblait une bonne idée que de "voler" la Slovaquie à la Hongrie. Mais on ne résiste pas à son seigneur quand on est serf. Si tu le regardes avec un sale œil, c'est simple, il te pend à l'arbre le plus proche. Il n'y avait pas de langue écrite, pas d'état propre. Les Tchèques ont investi d'énormes ressources dans l'enseignement et l'éducation, ils ont développé leur pays pendant 20 ans. Quand la IIe Guerre mondiale a éclaté, la Slovaquie n'était qu'un état indépendant fantoche, et elle a constitué un allié enthousiaste des nazis. C'était le seul pays à payer à l'Allemagne 500 marks pour chaque juif déporté en échange de la garantie qu'ils ne reviendraient pas ! Ensuite, le pays a été "libéré" par les Soviets - en fait c'était une nouvelle occupation. La liberté nous est tombée sur la tête en 1989. On a appelé ça la révolution de velours, mais ce n'était pas une révolution. Aucune révolution ne se fait en douceur. Le système soviétique était en faillite, et lesc ommunistes ont compris qu'ils étaient fichus.
En 1993, la Slovaquie est devenue un état indépendant, mais tout le monde sait qu'à l'époque, seulement 10% de la population était favorable à cette indépendance. Ceux qui ont décidé de cette scission, Vladimír Mečiar et Václav Klaus, n'avaient aucune légitimité pour le faire, et en réalité personne n'en voulait. Ce nouvel état n'avait ni institutions, ni traditions, pas d'idée de la Slovaquie. Ce pays n'est pas un état "raté", c'est tout simplement un pays "inachevé". Je ne sais pas ce qu'il deviendra dans l'avenir : intégration à la Russie, ou à la Hongrie ? Les Slovaques sont comme des enfants dans une cour d'école face à une brute qui les terrorise : ils ne se battent pas, ils lui donnent leur goûter.
Quand vous écrivez ces choses-là, comment êtes-vous perçu dans votre pays ?
Ils ne sont pas très contents, ils me détestent mais je m'en fous. Je fais mon boulot de journaliste, j'écris la vérité même si la population n'a pas envie de l'entendre. J'essaie d'être réaliste, de diagnostiquer ce qui ne va pas en Slovaquie. Les Slovaques savent que tout va mal dans leur pays, mais quand on leur dit, ils vous détestent. Ils ne veulent pas changer les choses. Imaginez que vous avez mal aux dents, parce que vous ne vous les lavez pas. Si vous vivez en France ou en Allemagne, vous allez demander au dentiste de vous expliquer comment faire. En Slovaquie, on dira : "Comment, vous me dites que je suis sale !" et on s'en prendra au dentiste ! C'est comme ça que mes lecteurs réagissent : "Vous nous traitez de lâches !" et je suis bien obligé de répondre : "Nous nous comportons comme des lâches depuis la nuit des temps, que voulez-vous que je vous dise ?" Même après que tout ce que j'avais écrit s'est réalisé, ça continue. J'ai fait un mauvais investissement, 30 années de ma vie, et il est temps d'avancer..."
Arpad Soltesz, Colère, traduit par Barbora Faure, Agullo éditions
merci Catherine pour cet édifiant entretien sur un pays de soumis et de...lâches , du moins ce que confirme Arpad
RépondreSupprimerDe rien, Jean-Pierre, ça me paraissait important de lui donner la parole. Maintenant, reste à savoir si nous sommes plus courageux et plus lucides...
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