5 septembre 2024

Keigo Higashino, "La Maison où je suis mort autrefois": obsessions, identité et mémoire incertaine


Ce roman n'est pas une nouveauté, mais autant l'avouer, je me suis prise d'affection pour Keigo Higashino, et certains de ses romans se glisseront subrepticement au fil de ces chroniques, au rythme de mon exploration. La Maison où je suis mort autrefois n'est pas un polar au sens où on n'y retrouvera pas, contrairement aux deux précédents romans évoqués ici (voir ici) des enquêteurs de police à la recherche de la vérité. Dans ce roman, il est beaucoup question de mémoire, d'identité mais aussi de mensonges. Tout le contraire de la "vérité", donc. Et s'il y a une enquête, elle ne ressemble guère à une investigation policière mais bien plutôt à une recherche de soi. 


Le narrateur est un jeune assistant de recherche en physique à l'université de Tokyo. La seconde protagoniste s'appelle Sayaka, c'est une jeune mère de famille. Il y a quelques années, alors qu'ils étaient tous deux étudiants, ils ont vécu une histoire d'amour. Entre-temps, le narrateur est devenu un universitaire un peu solitaire, Sayaka s'est mariée et a eu une petite fille. Ils ne se sont pas vus depuis longtemps, se sont bien connus mais l'un et l'autre ont acquis leur part d'ombre... Quand Sayaka contacte le narrateur pour lui demander de l'aide, le jeune chercheur est perplexe. Elle ne veut rien lui dire au téléphone, mais selon elle, il est le seul à pouvoir l'aider. Ils se rencontrent, et Sayaka parle : son père est mort un an auparavant, elle a perdu sa mère il y a plusieurs années. Et ce père a laissé derrière lui une clé et un plan qu'il transportait dans son sac à dos, et qui correspondent à une maison inconnue située près du lac de Matsubara, dans la région de Nagano, à quelque 200 km de Tokyo. Pour Sayaka, son père s'y rendait régulièrement en cachette sous prétexte d'aller à la pêche... Elle veut savoir ce qui s'y cache, révéler le secret paternel. Lorsque le narrateur lui suggère qu'elle pourrait y aller avec son mari et sa fille, Sayaka réagit bizarrement : elle fond en larmes et lui avoue son secret personnel. Elle n'a plus aucun souvenir de son enfance avant l'école primaire. Aucun souvenir de la maison où elle a vécu, de ses émotions de petite fille, de ses relations avec sa famille. Dans les albums de photo familiaux, il n'y a aucune photo d'elle petite. Et ses parents ont toujours éludé ses questions. Quant à son mari, il est aux abonnés absents. Il ne rentrera pas à la maison avant six mois... Le narrateur, inquiet, finit par accepter d'accompagner son amie le samedi suivant.

Etang près du lac Matsubara - 掬茶, CC BY-SA 4.0 <https://creativecommons.org/licenses/by-sa/4.0>, via Wikimedia Commons

L'exploration de la maison constitue la partie majeure du roman : petit à petit, la demeure livre ses secrets et ses pièges. La maison grise, de style occidental, est perchée dans la montagne, ses alentours envahis par les herbes folles. La clé n'ouvre pas la porte principale, mais celle d'une  cave. C'est par là que les deux aventuriers vont entrer. La demeure est inhabitée, il n'y a plus ni électricité ni eau.  A l'évidence, elle est vide depuis longtemps, et pourtant ce n'est pas une résidence secondaire : elle garde toutes les traces d'une vie quotidienne régulière. Les  pistes se multiplient, à commencer par ces pendules qui, toutes, indiquent la même heure : onze heures dix. Par quel sortilège se sont-elles toutes arrêtées en même temps ? Il se crée entre Sayaka et son ami une intimité qui ressemble à celle qui réunit deux enfants qui explorent un lieu interdit, faite de complicité, d'entr'aide, de curiosité et de frayeur. Sauf que dans cette histoire, Sayaka joue sa vie, à travers sa mémoire. Et sa curiosité va être mise à rude épreuve, car la maison va lui révéler un secret bien plus grand que celui qu'elle imaginait... 

Fragile, Sayaka est aussi clairvoyante. Et le narrateur, au fil de leurs recherches, va apprendre les mystères de la vie actuelle de son amie, tandis qu'elle-même découvre ceux de son passé. Au fil des pages, Keigo Higashino entraîne le lecteur dans les méandres d'une histoire aussi tortueuse qu'incroyable : la tension monte malgré un style clinique, sèchement descriptif, ou bien justement à cause de lui. On est très loin des thrillers psychologiques qui s'appuient souvent sur les ressorts les plus inavouables de la psyché du lecteur : avec La Maison où je suis mort autrefois, on retrouve le savoir-faire de l'auteur, celui qui lui permet, à travers des événements "décalés" décrits de façon distanciée, froide en apparence, d'explorer des âmes à vif, de démêler les liens indestructibles et parfois empoisonnés qui unissent le passé et le présent, et qui constituent l'identité profonde des êtres. Conte vénéneux, obsessionnel, fascinant, La Maison où je suis mort autrefois laisse des traces: ne sommes-nous pas tous à la merci des secrets de notre passé ? 

Keigo Higashino, La Maison où je suis mort autrefois, traduit par Yutaka Makino, Babel Noir



Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire

Articles récents