16 janvier 2023

Roxanne Bouchard, Nous étions le sel de la mer : "la scène du crime, inspecteur Moralès, c'est la mer"


Roxanne Bouchard, romancière québecoise,  nous offre avec ce roman la première enquête de l'inspecteur Moralès, tout juste arrivé de Montréal pour s'installer en Gaspésie, péninsule enlacée par l'estuaire du Saint-Laurent, le golfe du Saint-Laurent et la Baie des Chaleurs.

Catherine Day va mal. A son médecin qui s'inquiète de son état, elle répond : "... je suis nulle part en ce moment. Ni dans le party ni avec les voyeurs. Juste une vitre transparente, doc. Pas de sentiments. Rien." Quinze mois auparavant, Catherine a perdu sa mère adoptive. La voilà tout à fait orpheline, puisque son père adoptif est mort, lui aussi. Deux mois auparavant, elle a reçu une mystérieuse lettre postée de Key West, lui donnant rendez-vous à Caplan, en Gaspésie. Mais Catherine n'a ni l'énergie, ni le courage. Chercher qui, quoi ? Pourquoi, comment ? Pourquoi donc se rendre là-bas, dans ce village de pêcheurs, au bar-hôtel de la plage de Caplan ?

Le roman s'ouvre sur une scène fondatrice. En 1974, l'équipage du bateau de pêche l'Alberto s'aperçoit qu'un voilier s'est amarré à leur épaule, et s'est même branché sur leur électricité. O'Neil Poirier fulmine contre ces sacrés touristes qui ne doutent de rien... Il monte à bord, bien décidé à se faire entendre. Et là, il découvre une femme seule, en train d'accoucher. Il l'aide, coupe le cordon, lave le bébé, emmitoufle la femme et l'enfant et déguerpit aussitôt. 

Trente-trois ans plus tard, en 2007, Catherine Day arrive à Caplan après 10 heures de route. Elle a deux mois de retard pour son mystérieux rendez-vous, et le bar-hôtel de la plage à brûlé. Un incendie criminel, dit-on... Elle va s'installer chez Guylaine, dans une jolie chambre avec vue sur la mer, près du quai de pêche et du café du Havre. Bientôt, ces lieux-là vont faire partie de la vie de Catherine, tout comme les hommes et les femmes de Caplan, les pêcheurs, les anciens pêcheurs, le patron du bistrot qui est aussi doyen de l'école secondaire et homme d'affaires. Renaud Boissonneau, tel est son nom. Et Renaud ne peut pas s'empêcher de demander à Catherine qui elle est venue chercher, car il voit bien que Catherine n'est pas une touriste comme les autres. Il ne va pas être déçu. Catherine cherche Marie Garant, et ça, ça le rend suspicieux : "... Marie Garant, c'est pas une femme qu'on aime." Catherine n'en sait rien : Marie Garant, elle ne la connaît pas. Elle ne sait pas à quoi ressemble celle qui, trente-trois auparavant, lui a donné naissance sur son voilier. Et qui l'a confiée à des parents nourriciers. Ceux-là sont morts, il est peut-être temps de faire la connaissance de sa mère biologique, non ? 

https://web.archive.org/web/20161016172459/http://www.panoramio.com/photo/44992999 - Busand 2003

À Caplan, apparemment, il est habituel que les gens aient plusieurs métiers. Ainsi Guylaine, en plus de sa maison d'hôtes, tient aussi une boutique de vêtements et de retouches. Et sa maison d'hôtes est bien belle, c'est vrai, même si Catherine préfère prendre son déjeuner à côté, au café du Havre. C'est là qu'elle va rencontrer Vital Bujold, patron pêcheur du Manic 5 qui ponctue son discours de "Saint-Ciboire de Câlisse" et commence à présenter à Catherine ceux qui comptent à Caplan : son second, Victor Ferlatte, les Amérindiens, le curé Leblanc, Cyrille Bernard le vieux pêcheur qui, lui, ne peut pas dire une phrase sans inspirer un "Hiii" à nul autre pareil. Autant de personnages hauts en couleurs que Roxanne Bouchard se délecte à animer devant nous, avec ce savoir-faire qui fait qu'en quelques pages, on a l'impression de les connaître, d'autant qu'ils n'hésitent pas à parler d'eux, de leur ville, de la mer, de l'histoire de leur région et de leur métier. Catherine n'est apparemment pas si pressée de retrouver Marie Garant, elle a des hommes et des femmes à connaître, les lieux à repérer et à aimer, des pas à faire le long du port, à côté des bateaux de pêche. Ce temps, il lui servira aussi à se faire une image bien à elle de sa mère, femme libre, femme seule, femme qui navigue et dont ne connaît pas trop les activités. Mais quand même, il va bien falloir en parler... Trop tard. On vient de ramasser un corps noyé dans son filet. C'est Marie Garant, qui vient de payer son tribut à la mer, après avoir passé toute sa vie à naviguer en solitaire sur son voilier, le Pilar, et revenait de temps en temps vers sa jolie maison blanche, sur la falaise... Une belle femme redoutable, vêtue de couleurs vives, et qui buvait du rhum.

Pendant ce temps-là, le sergent Joaquin Moralès emménage dans la Baie des Chaleurs. Il est arrivé en éclaireur, sa femme Sarah, sculpteure, le rejoindra plus tard. Sa nouvelle patronne, Marlène Forest, l'attend de pied ferme, car elle a un corps sur les bras, qui doit partir pour l'autopsie à Montréal. Lui qui comptait sur quelques jours de répit pour aménager sa nouvelle maison, c'est raté. En plus, Sarah recule de jour en jour la date de son arrivée, et ça ne sent pas très bon pour le sergent d'origine mexicaine, parti pour le Canada trente ans plus tôt pour les beaux yeux d'une jeune fille en larmes, Sarah Blanchard. Marlène lui fait comprendre qu'il va falloir être efficace, et tout de suite. Alors, bon an mal an, Joaquin conclut à l'accident. Ca arrange tout le monde, apparemment. Mais Moralès est un flic intègre. Et si Marie Garant avait été assassinée ? Beaucoup d'indices laissent la place au doute. Joaquin va donc enquêter, lui qui vient d'arriver et ne connaît rien de la région et de ses habitants. 

Catherine Day, Joaquin Moralès : deux solitaires qui vont devoir apprendre à vivre avec les gens de Gaspésie, s'ils veulent trouver la vérité. La vérité, pour Catherine, ne se contentera pas d'une enquête de police, même sérieuse. Car elle va devoir construire elle-même l'image de sa mère, sans oublier qu'elle a un père, aussi. Et ces choses-là, elle ne peut être que seule à les chercher. Deux êtres fragiles, à la fois exilés et envoûtés par une région aussi belle que difficile à apprivoiser, confrontés à un mode de vie qui leur est totalement étranger : la vie de Catherine va, forcément, se transformer, sous l'ombre à la fois enveloppante et terrifiante d'une mère amoureuse de la mer. Roxanne Bouchard sait donner vie, par un style à la fois gourmand et poétique, des dialogues formidablement travaillés, des descriptions saisissantes, à un monde aussi âpre qu'attachant, viscéralement ancré dans cette mer qui fait vivre et mourir les hommes, un monde qui semble appartenir au passé, où les relations entre les humains se révèlent aussi complexes que magnifiques .  

Roxanne Bouchard, Nous étions le sel de la mer, L'Aube noire


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