24 avril 2011

Sous le feu de nos questions à propos de son roman "Les Anonymes"


Quand j'ai refermé la dernière page des Anonymes, j'ai attendu plusieurs jours avant de me lancer dans l'écriture d'une chronique. Vu le contexte du "mois RJ Ellory" du blog, il m'est apparu évident qu'il fallait que l'auteur y réagisse (Mode d'emploi : les réactions et développements de RJ Ellory sont en italiques).
Il a joué le jeu, et voilà le résultat.

Ecrire sur Les Anonymes, c'est un peu comme plonger du grand plongeoir sans être sûr qu'il y ait de l'eau dans la piscine. Dans Seul le silence, on suivait un destin personnel. Dans Vendetta aussi, mais le héros faisait quand même partie d'une communauté, la mafia, qui a son rôle à jouer dans notre société et son devenir collectif. Ici, on est plongé immédiatement dans une réalité tellement dense qu'on en suffoque presque... Ce qui n'empêche pas l'auteur de faire un travail en profondeur sur ses personnages : l'angoisse est donc double. On craint pour eux, ou on les craint, c'est selon. Mais on craint aussi pour nous, pour le monde, pour les générations à venir. Vous l'avez compris, ce roman n'est pas un pur moment de distraction. Dans Les Anonymes, il y a aussi une forme de manifeste politique, un constat absolument effrayant.

Je pense que toute personne politiquement consciente a son propre manifeste politique. Je pense que les partis politiques, en général, commencent par s'opposer aux forces en place, ils défendent leur cause avec vigueur et passion. Mais avec le temps, l'organisation qui était à ses débuts une entité neuve, vivante, vitale se laisse infiltrer par ceux pour qui la politique est un moyen d'atteindre leurs propres objectifs. Je pense que tout système politique, dans sa forme originelle, est une représentation des idées de son créateur ou de celui qui l'a inspiré. Je pense que ce sont les autres qui diluent ou pervertissent cet idéal, soit par ignorance des vraies questions, soit à cause d'arrière-pensées peu avouables. Je ne pense pas qu'il existe une seule véritable démocratie active sur cette planète. Je pense que nous sommes allés trop loin en termes de corruption interne pour pouvoir un jour établir une authentique démocratie. C'est le cas en Angleterre, c'est évidemment le cas aux Etats-Unis, et j'imagine que la plupart des nations "démocratiques" du continent sont dans la même situation.
Dès qu'on élit un parti et qu'il prend le pouvoir, on lui donne l'autorité et l'influence nécessaire pour qu'il puisse détourner son attention et la déporter vers des actions qui servent ses propres intérêts. Et on ne peut pas y faire grand-chose. Pour finir, le peuple se fatigue de la corruption et du mensonge, et il élit un nouveau parti qui, à son tour, se révèle tout aussi mauvais.  Je crois sincèrement que les systèmes politiques traditionnels sont incapables de préserver la paix et le bien-être pour les peuples. Mais après tout, quel système politique a jamais réussi cela ?
Le fond du problème, c'est que les humains - en tant que race - ne se comprennent pas eux-mêmes. Nous ne comprenons pas les causes du crime, de la folie, de la guerre, de la haine, de l'intolérance, du racisme et du fanatisme. Nous nous battons pour des causes religieuses, politiques, bref tout ce qui peut nous différencier les uns des autres, et il n'existe aucune technologie connue de l'esprit et de la vie qui sache expliquer pourquoi. Donc, tant que nous ne nous comprendrons pas nous-mêmes, nous ne nous comprendrons pas entre nous. Tant que nous ne comprendrons pas vraiment entre nous, nous ne pourrons pas avoir confiance, et il n'y aura pas de paix sur terre. Tout système politique fini par subir une pression et une tension terribles à cause de ce qui se passe dans le monde, et aucun système politique n'a le monopole des réponses. Ils se retrouvent donc confrontés à des scénarios qu'ils ne peuvent pas maîtriser puisqu'ils n'ont pas les forces nécessaires, et ils échouent. En tant que citoyens, que pouvons-nous faire ? Je ne suis pas certain qu'il y ait une réponse unique à cette question. Comme nous l'avons vu dans le passé, lorsqu'un coup d'Etat renverse un gouvernement, le nouveau gouvernement est souvent tout aussi mauvais, et parfois pire que l'ancien.
Comment nous, race humaine, pouvons-nous diriger notre attention vers le bien plutôt que vers le mal ? Comment pourrions-nous forcer nos gouvernements à consacrer l'argent que nous dépensons aujourd'hui pour tuer notre voisin au bien-être des citoyens ? Comment pourrions-nous convaincre nos gouvernements que  nous les avons élus pour servir le peuple, pas pour qu'ils servent leurs propres intérêts ? Malheureusement, je n'ai pas la réponse à ces questions. Je crois que ce à quoi nous assistons actuellement en Syrie, en Libye, en Côte d'Ivoire et ailleurs, est le fruit de la frustration de gens qui savent que la vie devrait être différente, meilleure, plus juste. Cette frustration débouche sur la colère, la révolte, la violence. Mais si l'on demande à une seule de ces personnes ce qu'elle ferait, elle ne peut répondre que de son point de vue individuel, en fonction de ses convictions politiques et de ses opinions. Et il est très probable que ces convictions ne feront pas le bien de tout le monde. Ces individus, pour peu qu'on leur en donne le pouvoir, seront peut-être bien tout aussi enclins à la corruption que
le gouvernement même qu'ils combattent. Cela s'est produit maintes fois dans l'histoire, et je pense qu'un grand nombre de bonnes idées, de solutions politiques, religieuses ou philosophiques ont été critiquées ou au contraire pronées sur le mode de la propagande par des gouvernements, certaines d'entre elles à tel point que plus jamais elles ne pourront être considérées comme des solutions potentielles.
Et pourtant les réponses sont là, j'en suis convaincu. Si nous consacrions notre budget d'armement au financement d'organismes de recherche indépendants chargés de concevoir des remèdes à l'illettrisme, à la famine, au crime et à la folie, si nous ouvrions réellement nos yeux vers toutes les solutions possibles, alors je crois que nous nous comprendrions mieux, nous-mêmes et entre nous, et que nous deviendrons capables de communiquer sans peur, sans préjugés. Avec une communication ouverte vient naturellement la confiance, et avec elle la paix. L'idée selon laquelle les hommes sont incapables de s'entendre réside dans l'esprit des gouvernements et des médias. Dans la réalité, les hommes de toutes races, de toutes couleurs et de toutes croyances vivent côte à côte et survivent sans violence. Ce sont les gouvernements, soucieux de leur avidité et de leurs propres peurs, qui s'efforcent de nous convaincre que nous sommes tous des ennemis.


Je ne vous infligerai pas un résumé forcément réducteur de l'intrigue du livre. Mais je dois quand même vous dire qu'il y est question de la CIA, du Nicaragua, des trafics de drogue, de la corruption, de la fascination du pouvoir et de la violence qui va avec, toujours. L'histoire commence à Washington avec l'assassinat de Catherine Sheridan, une femme apparemment sans histoire, au vrai sens du terme. L'inspecteur Robert Miller, dont on comprend vite qu'il se relève à peine d'une sale affaire où on l'a soupçonné d'être responsable de la mort d'un indic, est chargé de l'enquête. L'homme est fatigué, déprimé, seul, en colère. Et éminemment attachant, à tel point qu'on aurait presque envie de le retrouver dans d'autres romans...

Eh non, il n'y aura pas d'autre roman avec Miller comme personnage principal ! Je n'écris pas de séries à personnages récurrents. Cela ne m'intéresse pas, je n'éprouve pas d'intérêt à l'idée de suivre un même personnage plus longtemps que quelques semaines, voir quelques années. Souvent, des lecteurs m'écrivent en me posant cette question : vais-je reprendre tel ou tel personnage ? Puis ils lisent le livre suivant, et posent la même question pour son héros ! Pour moi, la moitié du bonheur que provoque la création d'un roman réside dans la création d'un nouvel univers, avec des visages nouveaux, d'autres noms, d'autres identités. C'est un plaisir qu'on perd dès qu'on commence à écrire des séries à personnages récurrents. Alors non, désolé, Robert Miller n'apparaîtra plus dans mes romans !

L'enquête est difficile car la victime n'a apparemment pas de passé ni de vie sociale. A force de curiosité, Miller va remonter jusqu'à trois autres crimes au mode opératoire très proche. Alors, un serial killer, un de plus ? Ce serait bien mal connaître Ellory que d'imaginer qu'il va se laisser aller à cette facilité... En champion de la structure, l'auteur nous aide tout en semant dans notre esprit un doute progressif et dévastateur. L'enquête progresse lentement, laborieusement. Et pendant ce temps, le temps de quelques pages en italiques semées tout au long du livre, l'auteur donne la parole à un certain John Robey. Sa première phrase : "Mon nom est John Robey, et je sais absolument tout ce que vous pourriez avoir envie de savoir sur Catherine Sheridan." On le voit, là, les choses vont vite... A ce jeu-là, d'autres auteurs auraient sûrement cédé au pur plaisir technique de la manipulation du lecteur, ce plaisir qui donne des livres très efficaces, mais oubliés au bout de quelques jours. Là, le propos est bien différent.

Car s'il est question de manipulation au sens ultime, ce n'est pas le lecteur qui en est la victime. Ellory démonte pièce par pièce le mécanisme qui peut amener des êtres humains a priori sains d'esprit à des raisonnements purement délirants, et à des actes proprement inconcevables qu'ils sont capables de justifier avec une conviction absolument inébranlable. Ce mécanisme, aux mains d'un pouvoir cynique et corrompu, aboutit immanquablement à d'effrayants carnages.

Les gouvernements sont confrontés à des scénarios où eux-mêmes enfreignent la loi pour résoudre un problème, que ce problème soit réel ou imaginaire. Ce faisant, ils se positionnent au-dessus des lois et agissent en se cachant du peuple. Ils considèrent que tel ou tel événement est favorable à leur pays, mais pour que cet événement survienne, ils doivent éliminer un parti opposant, ou encore assassiner ceux qui menacent leur pouvoir. Ils le font "pour la bonne cause", et deviennent des criminels. Une fois ce stade atteint (et de tels actes font partie intégrante de la routine des gouvernements, il en a toujours été ainsi depuis Machiavel et les Borgia, et bien avant encore !), il est difficile de faire volte-face. Ils ont brisé l'accord qu'ils avaient avec leur peuple, et ils se croient plus intelligents, plus sages ou plus responsables. C'est le bon vieil argument : "Toutes les vérités ne sont pas bonnes à dire". Mensonge après mensonge, trahison après trahison, on se retrouve avec au pouvoir des gens comme Nixon, Khadafi, Blair ou Bush. Tous des criminels, à des degrés divers. Tous ont du sang sur les mains, toujours "pour la bonne cause". Aujourd'hui, gouverner, c'est manipuler - les mots, la rhétorique, l'influence, le pouvoir, l'argent, les hommes. Triste constat : je pense qu'aujourd'hui il n'existe au monde aucun gouvernement honnête qui agisse vraiment pour le bien de son peuple.

Éminemment politique donc, ce livre aborde aussi de façon saisissante la morale et l'éthique. Courageux, je dirai même gonflé, l'auteur s'est sans aucun doute abondamment documenté avant de s'attaquer à la rédaction de ce monument à charge. Comme dans Vendetta, il mêle fiction et réalité en un cocktail aux allures explosives, mène son suspense à sa manière bien à lui, jouant de l'alternance entre l'enquête, ses rebondissements, et les révélations de plus en plus bouleversantes sur l'identité et la vie de John Robey et de Catherine Sheridan. Cette dernière meurt dès les premières pages. Et pourtant, elle reste présente tout au long du livre, elle s'impose sans cesse à l'esprit du lecteur. 

Oui, cela faisait partie de mon projet de départ. Les Anonymes est aussi une histoire d'amour, je voulais que Catherine soit présente tout du long. Cela m'intéressait qu'en dépit de sa mort, elle reste un personnage à part entière. Elle obsède Robey, et je voulais qu'elle obsède le lecteur aussi.

Au fil des pages, les personnages vivants et morts prennent une profondeur, une épaisseur qui agrippe le lecteur et ne le lâche plus. En touches impressionnistes, des clins d'oeil littéraires - Joyce Carol Oates, Saul Bellow, Dom DeLillo et Isaac B. SInger - cinématographiques - Frank Capra - et musicaux - Edith Piaf et sa chanson C'est l'amour, eh oui !- nouent avec le lecteur une vraie complicité. Vous refermerez Les Anonymes avec une boule dans l'estomac, et je peux vous assurer qu'il vous faudra bien plus que quelques jours pour l'oublier.

RJ Ellory - Les Anonymes, Sonatine 2010 - Traduit de l'anglais par Clément Baude

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