Ce roman n'est pas un polar à proprement parler. C'est une confession, une fable, une parabole, de la fiction, un conte politique... Oui, tout cela pour le prix d'un roman, une affaire, je vous dis ! Trève de plaisanterie, j'ai lu Cinacitta il y a quinze jours, il m'a fallu tout ce temps pour en faire la chronique... Heureusement que je vous avais déjà appâtés, lecteurs et lectrices chéri(e)s, avec l'interview de l'auteur!
Le pitch ? Il fait chaud, ça se passe à Rome. Très chaud même, puisque pratiquement tous les Romains ont émigré vers le nord depuis la fameuse année sans hiver, et la Ville éternelle est maintenant presque uniquement peuplée de Chinois... Le narrateur, que nous appellerons Marcello puisque c'est le prénom que M. Wong, un ami qui ne lui veut pas que du bien, lui a attribué en souvenir de La dolce vita. Parlons-en, de la dolce vita... Elle est bien loin, puisque le narrateur, au moment où il vous écrit, est en prison, condamné pour le meurtre d'une jeune Chinoise. Le pire, c'est qu'on n'a pas l'impression que ça le traumatise plus que ça...
Confession donc, mais qui, comme toutes les confessions sûrement, oublie le principal. Marcello donc, ancien employé d'une galerie d'art contemporain ultra-branchée, ne suit pas le mouvement au moment où tout son entourage décide de quitter Rome, devenue insupportable sous la chaleur. Il reste dans son minable studio, accroché à son ordinateur, nourrissant l'espoir de terminer un jour, peut-être, une BD qu'il a commencée des années auparavant, en des temps bien différents, cultivant sa fascination pour le porno japonais. Pourquoi reste-t-il ? Lui-même ne le sait pas très bien. Il se détache petit à petit de tout ce qui pouvait le relier à son ancienne vie - famille, amis... L'invasion chinoise a commencé, et elle a complètement bouleversé le mode de vie de la ville. Est-ce ce nouveau monde qui l'attire irrésistiblement ? Un monde étrange, où l'on vit la nuit, puisque dès 10h00 du matin il fait 50°. Un monde où les rapports entre les humains a radicalement changé. Un monde où Marcello passe ses nuits dans une boîte à putes sordide, à contempler les jeux dérisoires des filles et de leurs clients. Car il n'y participe même pas... Les femmes semblent lui être devenues indifférentes, et le fantasme suffit apparemment à satisfaire le peu de libido qui lui reste. Saura-t-on ce qui, dans son passé, a bien pu provoquer une telle lassitude ? Jusqu'au jour où il rencontre M. Wong, qui observe son manège depuis un moment déjà, et qui lui propose une aubaine du genre qu'on ne refuse pas. Troquer son minuscule studio contre une suite à l'hôtel Métropole, ancien établissement de luxe romain. Pourquoi cette proposition ? Marcello ne cherche pas à savoir, il accepte. En échange, il passera désormais ses nuits à jouer au billard avec M. Wong, en la présence muette de la très jolie et très nue Yin, la fille aux bottes rouges qui les abreuve en bière fraîche. C'est vrai, l'hôtel Métropole n'est plus ce qu'il était. Il est à l'image de la ville, pas entretenu, vieillissant, pourrissant presque... De décadence en décadence, Marcello touche le fond. Mais le pire n'est jamais sûr...
Ce livre est intrigant. On le termine, puis on y revient, de peur d'avoir raté quelque chose. Les références culturelles et politiques y sont nombreuses, mais jamais ostentatoires. L'écriture est sobre, mais d'une sobriété qui accroche, qui retient. Pincio donne de Rome un portrait effrayant, une vision totalement décadente, quasiment morbide qui surprendra sûrement les touristes... et les Romains eux-mêmes. A vrai dire, dès le début du roman, on pense à la Métamorphose de Kafka. Ce qui est en train de se produire dans ce roman est absolument terrifiant, et pourtant il n'y a pas de révolte chez le narrateur, plutôt une sorte de résignation lucide et ironique. Un livre fascinant, qui appuie là où ça fait mal, qui n'hésite pas à mettre à nu nos plus immondes préjugés raciaux et culturels. Un conseil de lecture enthousiaste, mais attention, vous risquez de n'être plus tout à fait le même après avoir terminé ce livre.
Questions et réponses
LBdP : Après avoir lu les premières pages de Cinacitta, j'ai immédiatement pensé à La Métamorphose de Kafka. Cet auteur vous a-t-il influencé ?
TP : Avec Dostoïevski, Kafka est un des auteurs que je vénère. A chaque fois que je travaille à un roman, je le relis. Pour moi, c'est comme de la méditation transcendantale. En fait, c'est Crime et châtiment qui m'a inspiré Cinacitta. A mon avis, si vous avez ressenti cette impression kafkaïenne, c'est parce que je m'efforce d'imiter - sans succès, je le crains - sa prose simple mais si personnelle.
LBdP : A votre avis, comment les Chinois vont-ils réagir à votre livre ? Car il faut avoir un sacré sens de l'humour et de la distance, dans la mesure où votre narrateur décrit les Chinois et leur mode de vie de façon plutôt insolente !
TP : J'ai des amis chinois, et aucun n'a protesté. Ce qui ne signifie pas qu'ils aient apprécié les descriptions dont vous parlez, mais les Chinois ont tendance à esquiver les conflits, sauf s'ils sont absolument inévitables. Donc je suppose qu'ils se sont dit : "Pourquoi m'en faire ? Après tout, au bout du compte, ça n'est qu'un roman." Et puisque les Chinois sont loin d'être stupides, peut-être se sont-ils dit que mon personnage dit aussi des horreurs sur Rome et les Romains. En fait il dit des horreurs sur tout, sauf sur ce qu'il fait et sur lui-même, ce qui est typiquement italien, à mon avis.
LBdP : Pensez-vous que la situation politique en Italie (et ailleurs) a atteint un stade tellement terrible qu'elle vous a inspiré ce qu'on peut percevoir comme une charge redoutable?
TP : Au moment où j'écrivais le roman, l'Italie découvrait un des pires aspects de l'ère berlusconienne, et ce n'était pas Berlusconi lui-même mais les raisons pour lesquelles tant d'Italiens ont choisi d'être représentés par lui.. D'un côté, on assiste à une aggravation terrible de la paresse morale ; les gens ont perdu toute capacité à s'indigner. Tout leur semble acceptable, ou du moins justifiable. De l'autre, il y a un fort sentiment d'incertitude et, en conséquence, des peurs irrationnelles qui ont dégénéré vers une forme de racisme; quand on ne se sent pas en sécurité, qu'on a peur de l'inconnu - l'avenir par exemple - on se met à soupçonner les personnes qu'on ne connaît pas - les immigrés par exemple. A ce stade, il devient facile de se persuader que ce sont les immigrés qui nous volent notre avenir. Mais ça n'était qu'un aspect des choses. A plus grande échelle, je voulais représenter notre pessimisme vis-à-vis du monde occidental en général, que ce soit sur le plan économique ou culturel. En fait, l'idée que l'Europe arpente une sorte de Sunset Boulevard n'est pas neuve. Quand il écrivait son Histoire de la décadence et de la chute de l'Empire romain, Edward Gibbon mettait déjà en garde les Européens contre la perte des vertus civiques. Dans cette perspective, Rome devient un lieu métaphorique. Je pense qu'en réalité la fascination du mythe romain ne réside pas dans l'incroyable montée en puissance de son Empire, mais dans sa décadence.
LBdP : Y a-t-il un événement particulier qui vous a inspiré l'histoire de Cinacitta ?
TP : Je ne crois pas. A la base, l'intrigue est une pure fiction, mais certaines anecdotes marginales du roman viennent de faits réels. Et puis tous les personnages italiens reflètent des personnes réelles, même si elles sont déformées. Mais mon objectif n'était pas de représenter la réalité. Je voulais créer une situation imaginaire qui fonctionnerait comme un souvenir onirique du monde où nous vivons.
LBdP : Quelles ont été les réactions en Italie après la publication de Cinacitta ?
TP : Variées. En termes de critiques, le roman a été traité de façon plutôt positive. Les gens ont des réactions différentes. Ce qui m'a intéressé, c'est que beaucoup de personnes ne l'ont pas lu comme une fiction. Elles pensent que les opinions et les pensées du protagoniste sont un reflet de mes opinions et de mes pensées. C'est étrange : en général, les gens ne pensent pas que Dostoïevski approuve ce que fait Raskolnikov - par exemple. Et pourtant, c'est ce qui m'est arrivé avec les lecteurs romains.
Cinacitta, de Tommaso Pincio - traduit de l'italien par Sarah Guilmault - Asphalte éditions
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