Avant de commencer à écrire, vous avez fait toutes sortes de métiers, y compris la recherche en criminologie. Laquelle de ces activités a été la plus déterminante pour votre écriture?
Lire et aimer lire. Et aussi des jobs horribles, comme ce travail dans une usine de viande, qui m'a définitivement fait prendre conscience que j'avais de la chance d'écrire. Être reconnaissant d'avoir cette vie d'écrivain est un outil formidable. Quant aux petits boulots, je crois que j'ai une préférence pour le travail de serveuse dans un bar : on a l'occasion d'y rencontrer les gens. C'est comme si on était invisible.
Comment avez-vous commencé à écrire ? Quels sont les écrivains qui vous ont le plus influencé ?
Balzac, Zola et Boulgakov. Et surtout Orwell. Je suis d'origine irlandaise, et dans des familles comme la nôtre rien n'a de valeur si ce n'est pas politique. Orwell m'a donné la raison d'écrire, Boulgakov le goût du danger et le don
Avez-vous tout de suite choisi le genre policier ?
Pas tout de suite. Mais je voulais écrire pour un grand nombre de lecteurs, et utiliser une forme facile et agréable à lire. Je ne voulais pas que mes lecteurs se sentent obligés de lire jusqu'au bout, où qu'ils aient l'impression qu'ils n'avaient pas le droit de ne pas aimer ça. Si un lecteur n'aime pas un livre de littérature, il se sent stupide. S'il n'aime pas un roman policier, il se dit qu'il est mal écrit. Je trouve ça formidable.
Avez-vous des habitudes d'écriture, des horaires particuliers, des conditions nécessaires ?
Non. Je travaille partout où je peux, dans l'avion, dans le hall d'embarquement, il m'arrive de ne pas dormir pour finir un roman (le premier jet seulement). J'ai des enfants, alors soit je les néglige, soit je fonce ! En fait, ça a été une vraie libération, ce sentiment qu'une fois que j'aurai des enfants, je ne pourrais peut-être plus écrire, et puis cette décision : j'y arriverais, bordel ! Il m'arrive de me sentir très provocatrice. C'est une position qui me va bien. Certains d'entre nous sont plus heureux quand ils sont sur la défensive.
Glasgow joue un rôle important dans vos romans. Vos lecteurs suivent l'évolution de vos personnages, mais aussi de la ville. Comment décririez-vous cette évolution ces trente dernières années ?
Glasgow a connu une période de récession massive il y a quarante ans, au moment de la faillite des chantiers navals. C'est la première ville européenne à s'être régénérée par l'art, mais elle a aussi une philosophie socialiste qui la rend très égalitaire.
Réécrivez-vous beaucoup ?
Tout le temps. Si on me laissait faire, je passerais ma vie à réécrire tous mes livres. Je ne termine jamais vraiment un roman, en fait on me l'arrache ! La plupart de mes livres ont été écrits au moins dix fois, et je ne compte pas les corrections quotidiennes de chacun des paragraphes.
Y a-t-il quelqu'un qui a le droit de lire votre manuscrit avant qu'il ne parte chez l'éditeur ?
Non. En fait je ne parle pas beaucoup de ce que je fais. C'est ennuyeux pour les gens qui écoutent, et en plus j'ai toujours peur que mes paroles m'incitent à écrire quelque chose : car raconter une histoire et la lire, c'est complètement différent. Quand je fais des lectures publiques, je suis obligée de tout réécrire parce que c'est une forme de narration tout à fait différente. En plus, je suis une personne plutôt secrète. Un trait de caractère qui n'est vraiment pas à la mode !
Vous avez la chance que vos romans soient traduits et publiés en français très régulièrement, et dans le bon ordre, ce qui n'est pas toujours le cas ! Êtes-vous impliquée dans le processus de traduction, travaillez-vous parfois avec vos traducteurs ?
Oui, souvent. Les traducteurs se présentent, parfois nous nous voyons avant qu'ils ne commencent à travailler, puis ils m'envoient leurs questions au fur et à mesure, et nous essayons de trouver des solutions quand il y a des problèmes épineux.
Votre travail semble suivre un rythme cyclique : pour un roman autonome, Sanctum, il y a trois séries. A quel moment êtes-vous sûre que vous "tenez" votre nouveau personnage ?
En fait, ça se produit à la fin de l'histoire. Là, le personnage se développe et il m'arrive de revenir sur le texte et de le modifier pour le rendre plus ou moins sympathique.
Comment choisissez le sujet de votre prochain livre ou de votre prochaine série. Est-ce le personnage principal qui guide l'histoire, ou encore un contexte ou une question que vous souhaitez explorer ?
En général, je démarre avec un thème (le pouvoir, l'amour, Barbe Bleue pour Sanctum) et une scène d'ouverture. Les livres fondés sur des questions sont préférables, parce qu'ils permettent aux personnages de se développer de façon plus organique. A mon avis, si on démarre avec un personnage, il devient difficile de le faire agir de façon naturelle.
Vos personnages principaux sont des femmes. Pour vous, est-ce naturel - vous êtes une femme ! - ou est-ce une décision délibérée qui vous permet d'aborder des sujets proches de vous ou qui vous tiennent à cœur?
Non, c'est naturel. Je voulais écrire sur des personnes comme moi, pas des femmes extraordinaires qui font des choses extraordinaires. Juste des femmes trop grosses, déprimées, ambitieuses ou honteuses. Traditionnellement, l'homme est neutre et la femme est politique, mais cela présuppose un regard masculin. Je n'ai pas un regard masculin. Je passe beaucoup de temps seule et il m'arrive souvent d'oublier que je suis une femme.
Paddy Meehan est une fille qui sait ce qu'elle veut. Elle est prête à faire ce qu'il faut pour l'avoir, même si c'est difficile. Elle a envers la sexualité une attitude très saine et très gourmande. Et pourtant, elle déteste son corps. Elle est fortement conditionnée par sa famille et son contexte religieux. Ce qui l'incite à faire preuve de plus de courage encore à cet égard. C'est une boule de contradictions et de force. Pour vous, est-ce une héroïne féministe ?
Oui, tout à fait. Je suis persuadée qu'une bonne partie de ce besoin que nous avions de contrôler notre sexualité s'est déporté vers le besoin de contrôler notre poids. Le régime, c'est un peu comme un curé post-moderne qui nous crie dans les oreilles. En fait je ne suis même pas certaine que Paddy soit si grosse que ça. Le thème de la série Paddy Meehan, c'est de voir comment l'enfance détermine notre architecture mentale. Elle peut devenir socialiste, journaliste, ambitieuse : la structure de base reste la même. C'est une pécheresse. C'est une femme imparfaite. Mais elle persiste. Pour moi, c'était important de parler d'une femme qui aime le sexe malgré ce qu'on lui a inculqué dans son enfance. Je suis certaine que beaucoup de gens sont comme ça. C'est comme un gâteau : même si vous on dit dix fois par jour que c'est mauvais pour vous, ça ne l'empêche pas d'être bon!
En vous lisant, on a le sentiment que vous ressentez une forte empathie envers les femmes et leurs difficultés spécifiques. Pensez-vous que le féminisme a encore un rôle important à jouer ?
Je crois que nous avons accompli plus de choses que nous le croyons, mais je pense que les hommes et les femmes s'en sortiraient mieux si nous avions la possibilité d'examiner vraiment la question du genre. Pour moi, cette démarche a été très libératrice. Le fait de lire que le genre est un élément continu plutôt qu'un élément binaire a été très libérateur : la plupart des hommes de mon entourage ont le sentiment qu'ils échouent à être des hommes, de la même façon que nous, femmes, pensons échouer à être des femmes. Nous devons élargir le débat pour que tout un chacun puisse bénéficier de ces idées. En tant que mère de garçons, c'est quelque chose qui me tient beaucoup à cœur.
Pourquoi avoir accordé tant d'importance à l'homme Paddy Meehan, le personnage réel ? Est-ce parce qu'il vous permet d'offrir un contexte historique et politique à vos histoires, leur donnant ainsi un environnement réel ?
Le vrai Paddy est le substitut textuel de la Paddy imaginaire ; elle a été élevée dans la lecture de la Bible, mais c'est l'histoire du vrai Paddy qui prend la place de la Bible pour elle, tout comme les communistes étaient souvent d'anciens croyants qui ont remplacé la Bible par le Capital, tout comme les ados choisissent de prendre pour modèle la vie d'une pop star, ils y cherchent une histoire qui donne un sens à leur propre expérience. Paddy se réfère à cette histoire vraie qui l'inspire, parce que cette l'histoire l'a littéralement modelée.
Vos intrigues sont très habilement "tricotées", et pourtant jamais le lecteur ne perçoit cette virtuosité qui, dans certains livres, prend le pas sur la profondeur et sur le style. Comment réussissez-vous cet équilibre entre le suspense nécessaire et l'expression de vos idées et de votre sensibilité ?
J'espère que vous avez raison, j'ai souvent peur d'avoir la main trop lourde...
Une dernière question : comment arrivez-vous à faire tout ce que vous faites ? Vous répondez à cette question par une pirouette sur votre site web. Mais plus sérieusement ?
Sérieusement, le secret, c'est ce sentiment de reconnaissance d'être un écrivain. Être consciente du nombre de personnes qui adoreraient faire ce métier, et qui n'en ont pas l'opportunité, quelle qu'en soit la raison. Je me rappelle que c'est un honneur que d'être écoutée, pas un droit. J'écris partout où je peux écrire, à tout moment, je veux faire mon travail. Et puis je relève des défis qui sont hors de ma zone de confort, des défis où je risque d'échouer (BD, télévision, théâtre) et cela me stimule. Je ne sors pas beaucoup, je ne vais pas à la salle de sport, j'évite de perdre du temps à me disputer avec les gens. Je continue. La mort arrivera bien assez tôt pour nous tous...
Romans de Denise Mina parus en français
Garnethill, J'ai lu, 2007
Exil, J'ai lu, 2007
Résolution, J'ai lu, 2007
Série Patricia "Paddy" Meehan
Le champ du sang - J'ai lu 2009
La mauvaise heure - J'ai lu 2010
Le dernier souffle - Le Masque 2010 J'ai lu 2011
Série Alex Morrow
Le silence de minuit - Le masque 2011
Autres romans
Sanctum, J'ai lu 2007
Denise Mina a également collaboré à des graphic novels (Hellblazer). Elle travaille actuellement à l'adaptation en graphic novel de la série Millenium de Stieg Larsson
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