10 juin 2012

Ian Rankin, en toute liberté (1e partie)

C'est à Saint-Malo, dans le cadre du formidable festival "Étonnants Voyageurs", que j'ai eu la chance de rencontrer Ian Rankin. En ce moment, Ian Rankin et son célèbre inspecteur Rebus font le buzz sur Twitter, Facebook et ailleurs : en effet, après l'avoir mis à la retraite avec Exit Music, paru en France en 2008, il s'apprête à le rappeler à l'action dans son prochain roman qui paraîtra en novembre au Royaume-Uni. En France, il faudra attendre au moins 2 ans avant de lire le roman du come back !  Rebus, c'est un peu comme Sherlock Holmes : quand Exit Music a paru, les lecteurs étaient tellement déçus de le voir partir qu'il s'est constitué des groupes de pression, puis des pages Facebook pour le faire revenir. Tout comme Sherlock, mais avec les moyens d'aujourd'hui... Mais en attendant, il vous reste à faire la connaissance du nouveau héros récurrent de Ian Rankin, Malcolm Fox, dont la première enquête paraîtra chez nous en septembre. Et il vaut le détour ! On en reparlera bien sûr le moment venu. Pour l'instant, la parole est au maître pour une interview en 4 épisodes.


Pourquoi avoir choisi "Étonnants Voyageurs" ?
J’étais déjà venu il y a trois ans. Belle ville, festival très intéressant : ce n’est pas seulement un salon du livre où les gens viennent pour acheter, mais aussi un lieu où on peut écouter parler des auteurs. Une bonne combinaison ! Il y a trois ans j’étais dans un bar à Saint-Malo quand je suis tombé sur un auteur russe, Boris Akounine*, que j’avais rencontré à Edimbourg et qui habitait à l’époque près de Saint-Malo. Nous avons passé la journée à boire et à nous raconter nos vies. Alors quand "Étonnants voyageurs" m’a invité cette année, j’ai accepté. En plus je savais que j’aurais terminé mon nouveau livre mi-mai, donc le timing était parfait.

Quel effet cela fait-il de parler de Portes ouvertes (voir chronique et interview), votre roman paru en France en 2011, mais qui a été publié il y a presque trois ans au Royaume-Uni?
C’est difficile. Le public pense qu’il s’agit d’un nouveau livre, et moi je me dis “De quoi parle ce livre? Je me souviens pas.” Depuis Portes ouvertes, j’ai publié The Complaints et sa suite, The Impossible Dead. Je viens de terminer le suivant, qui paraîtra en novembre. Mais heureusement, la version télé de Portes ouvertes vient d’être filmée. Le livre m’est donc bien présent à l’esprit. J’ai lu le scénario, j’ai assisté à une partie du tournage, j’ai dîné avec Stephen Fry, qui joue le rôle du Professeur Gissing, le conservateur. En plus, les gens de télé ont bien aimé, et ils m’ont demandé d’imaginer d’autres histoires pour ce personnage. Le plus drôle, c’est qu’à l’origine, Portes ouvertes devait être un film. Mais mon ami scénariste avec qui je travaillais n’est pas parvenu à vendre le projet. Puis le New York Times m’a appelé. “Nous voudrions un feuilleton pour notre supplément du dimanche.” Je leur ai proposé une histoire de cambriolage dans le milieu de l’art, et ça leur a plu. J’ai donc écrit Portes ouvertes en 15 épisodes. Mon éditeur m’a dit que c’était trop court pour un roman. Il m’a demandé d’étoffer, d’y mettre un peu de testostérone. Ce que j’ai fait. Le roman a paru, Stephen Fry l’a lu pendant un voyage en avion, il l’a aimé et il a acheté les droits audiovisuels. Et voilà, Portes ouvertes va être un film.  L’intention de départ était d’en faire un film, et ça va être un film, même s’il y a eu quelques péripéties au milieu !  Ce projet est devenu une chose circulaire, proche de la perfection.

Comment vos fidèles lecteurs ont-ils réagi à Portes ouvertes en France ?
A mon avis, les éditeurs sont trop inquiets. Ils craignent que les lecteurs ne suivent pas l’auteur. Ils ont un personnage, et ils ne veulent que celui-là. Mais si on propose au lecteur une histoire bien fichue, avec des personnages attachants, eh bien il la lit. S’il aime les dix premières pages, il va jusqu’au bout. De plus, tout le monde sait que Portes ouvertes n’est pas le premier d’une série. Il y a d’autres histoires à venir, des histoires de flics à Edimbourg par exemple. Portes ouvertes est un entracte plaisant. Ce qui est intéressant, c’est qu’en Angleterre, il s’est vendu plus que n’importe lequel de mes livres précédents. Et je crois que je sais pourquoi. Beaucoup de lecteurs me connaissaient de nom, mais ils ne voulaient pas démarrer la série des Rebus au n°1 alors que j’en étais au n° 15 ou 16. Alors quand ils ont vu que j’avais écrit un livre autonome, “hors série”, ils l’ont acheté. Et j’espère bien qu’ils vont continuer…

DU ROMAN GRAPHIQUE AU LIVRET D’OPÉRA

Racontez-nous votre expérience de roman graphique, Dark Entries**, que vous avez publié aux Etats-Unis.
Ça, c’était vraiment dur… On ne m’y reprendra pas. En fait c’était un rêve d’enfant. Quand j’étais gamin, ce sont les bandes dessinées qui m’ont donné envie de devenir écrivain. Elles m’ont attiré vers la fiction. Du coup je suis allé à l’Université, j’ai étudié la littérature et je suis devenu écrivain. Même aujourd’hui, à 52 ans, je lis encore des BD. Alors quand j’ai reçu ce mail de DC Comics, l’éditeur américain, qui me disait : «On nous a dit que vous étiez fan de bandes dessinées. Ça vous dirait d’en écrire une ? », j’ai répondu : “Eh bien, il vous en a fallu du temps… Je suis prêt, on  y va, là, tout de suite!” Mais c’est difficile parce que c’est une façon très différente de raconter une histoire. Dans une BD, l’auteur n’est pas Dieu, alors qu’il est Dieu quand il écrit un roman. Dans ce projet, je dépendais de l’artiste.

Vous vous êtes bien entendu ?
Je ne lui ai jamais parlé… Je crois qu’il est italien. Le script est parti aux Etats-unis, ils l’ont envoyé à Werther Dell’Edera qui à son tour a envoyé les dessins, qu’on m’a fait suivre. Nous n’avons jamais eu de contact direct. C’était bizarre…

Pourtant, quand on lit une BD, on a l’impression que l’artiste et l’auteur ont travaillé ensemble, vraiment ensemble !
Oui, c’est ce que je croyais aussi… Mais il y a autre chose. En fait, les écrivains sont très paresseux, ils laissent le lecteur faire tout le travail. Si, dans un roman, j’écris : « Rebus entre dans le bar », ça fait cinq mots. Le lecteur arrive dans le bar et il imagine Rebus, il imagine le  nombre de personnes qui sont dans le bar, s’il y a des gens qui fument,  ce qu’ils portent, s’il y a de la musique, si  c’est le jour ou la nuit…  Dans une BD, si Rebus entre dans un bar, je dois écrire « Gros plan sur la main qui pousse la porte. Par l’ouverture, à deux mètres de là, on voit le bar, et derrière, le barman. Il est chauve, il porte un nœud papillon vert. Dans le miroir derrière lui se reflète la blonde en imperméable vert. » Des détails qu’en tant qu’auteur, je n’ai pas besoin d’écrire. En fait, il faut faire tout le travail pour le dessinateur, pour qu’il ait tous les détails nécessaires à son dessin.  Et il faut répartir tous ces détails en 10 cases, avant de passer à la planche suivante. Le travail du romancier ressemble à celui du scénariste. Mais un auteur de BD est le réalisateur, le directeur de casting, le costumier, le décorateur, le directeur de la photographie, le caméraman.  Il faut dire « ils regardent vers le bas ! » Des choses auxquelles je ne pense même pas quand j’écris. J’écris « Rebus entre dans le bar », et puis voilà ! Je laisse le lecteur concevoir ses images personnelles.

D’ailleurs, vous n’avez jamais fourni de véritable description physique de John Rebus…
Non, mais je suis sûr que vous savez exactement comme est votre propre Rebus. C’est la raison pour laquelle je n’aime pas les séries télé. Le film fixe une image, et quand vous lisez le livre suivant, vous avez l’acteur dans la tête.

Pourtant vous avez de la chance. Ken Stott était plutôt bon en Rebus.

Je n’ai jamais regardé la série. J’ai tous les DVD chez moi, mais je n’en ai jamais regardé ne serait-ce qu’un épisode. Je ne veux pas que les voix et les visages des acteurs remplacent ceux que j’ai dans la tête.

Parlez nous de
A Cool Head, ce roman que vous avez écrit dans le cadre d'une opération d’incitation à la lecture
Oui, c’était un projet culturel où on demandait  à des auteurs populaires d’écrire des romans courts pour des personnes en difficulté de lecture ou d’apprentissage. Principalement un public d’ados, car les ados on souvent des problèmes avec la lecture. Ce n’était pas simple, et le responsable d’édition avait des exigences particulières. Du genre : « Non, vous ne pouvez pas écrire « sacs en polyuréthane », quatre syllabes, c’est trop. Il faut changer, écrire « sacs en plastique. » Et si vous changez de lieu en cours de route, vous devez dire que vous avez bougé, parce que sinon le lecteur va être perdu. » Vraiment dur ! Mais j’aime bien l’histoire et les personnages. Le titre, c’était A Cool Head (la tête froide). L’idée m’est venue le jour où un copain m’a emmené à un concert des Beach Boys à Edimbourg. Dans une de leurs chansons, il y a cette expression : "Warm heart, cool head" (Le cœur chaud et la tête froide). Je me suis dit : "qu’est-ce qui se passe si on est vraiment passionné, rageur, révolté, et qu’on a le cœur froid comme une pierre " Alors quand on m’a demandé d’écrire ce petit livre, j’ai tout de suite pensé à cette idée. C’est l’histoire d’un type qui ne sait pas ce qu’il fait, qui, au plan éducatif, est en-dessous de la normale, qui ne sait pas vraiment ce qui se passe dans le monde.

Mais en fait, au fond, je fais toutes ces choses – la BD, le livre de lecture facile – pour une seule raison : pour me grandir, pour aller au-delà du confort, pour écrire des choses que je n’écrirais pas sinon.  C’est facile de tomber dans le confort – allez, revoilà Rebus avec ses problèmes d’alcool, et qui va coincer les méchants à la fin … On peut devenir stérile, paresseux.  J’ai même écrit un petit livret pour un opéra contemporain !  Le projet venait de l’Opéra d’Edimbourg. Ils ont demandé à des auteurs qui n’avaient jamais écrit de livret de travailler avec des compositeurs qui n’avaient jamais composé d’opéra. Ils ont fait des paires. J’ai été associé à Craig Armstrong, un artiste qui a travaillé avec Madonna, fait des musiques de film pour Baz Luhrmann (Moulin rouge), collaboré avec Massive Attack. Nous ne nous étions jamais rencontrés. On s’est assis face à face : « Alors, qu’est-ce qu’on fait ? » J’ai proposé un livret basé sur un commissariat de police d’Edimbourg. Craig m’a dit : « Allez Ian, essaie autre chose ! » et m’a suggéré de lire la biographie de Gesualdo, un musicien italien du XVIe qui a eu une vie étonnante. Nous avons donc écrit un opéra de 15 mn basé sur la vie de Gesualdo. A la fin, nous nous sommes regardés : « Plus jamais ça! »

* Boris Akounine, auteur russe né en 1956, a été essayiste, traducteur et écrivain. Spécialiste de littérature japonaise, c'est pour ses romans policiers qu'il est devenu célèbre. Sa série Eraste Petrovitch Fandorine est publiée en France aux Presses de la Cité. Le premier de la série, Azazel, a reçu le Prix Mystère de la critique en 2002.
**Dark Entries, de Ian Rankin et Werther Dell'Edera (Vertigo Crime)


Lire la deuxième partie...

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