4 avril 2013

On the Brinks, de Sam Millar : un bout d'histoire contemporaine en forme de roman noir

En lisant Poussière tu seras (voir la chronique ici), on se demandait où Sam Millar pouvait bien puiser une inspiration aussi noire. Avec On the Brinks, nous voilà avec quelques pistes. On the Brinks n'est pas un roman, et pourtant c'est peut-être l'histoire la plus noire que j'aie lu depuis longtemps. C'est un récit autobiographique, et la vie de Sam Millar est bien plus effroyable que les frayeurs fugitives et dérisoires que peuvent nous inspirer les thrillers jetables, les cauchemars en plastoc qui viennent encombrer les étagères des librairies. Sam Millar est né à Belfast en 1958, et il est catholique. Pas gagné dans les années 60... Les orangistes sont là, agressifs, dangereux. Les Anglais, les "Beef" comme il dit, veillent au grain et répriment dans la violence toute velléité de révolte.

L'enfance du jeune Sam, entre une mère alcoolique et suicidaire et un père lointain et dur, n'est pas un lit de roses. La famille est pauvre, le père travaille dans la marine marchande et est souvent absent. Et pendant ce temps-là, la mère partage sa vie entre le ménage et l'alcool. Sam déteste ça, aller en douce chez l'épicier chercher l'alcool de sa mère, il déteste aussi garder son sale secret, il la déteste quand elle gémit sur sa solitude et son sort misérable. Et quand elle disparaît de sa vie au détour d'une énième tentative de suicide, c'est comme si elle était morte. Il a 11 ans et la fin de l'enfance n'est pas loin. L'année où l'homme met un pied sur la Lune, Danny, le frère aîné de Sam, l'emmène faire un tour en voiture. Ils s'entassent avec les copains de Danny dans la Mini. Destination Derry, pour la manif des droits civiques. Et tout bascule. La manifestation est violemment réprimée par l'armée : treize morts.   Sam fait des petits boulots, il faut bien vivre. Il commence par travailler dans un dépôt de bois, où il y a 12 catholiques sur 100 ouvriers.Inutile de dire que l'ambiance est chaude... Sam ne tient pas longtemps et finit par trouver un job à l'abattoir. Et là, il est temps de vous donner un aperçu de l'écriture de Sam Millar, de sa capacité à percevoir la beauté derrière l'horreur, de son style dense et riche.

"Les corps démembrés étaient promptement saisis et pendus à d'impitoyables crochets en forme de S donnant à la scène un côté grotesque et dément à la Jérôme Bosch. L'endroit était immense et sans frontière. C'était d'une horreur à couper le souffle, comme une chapelle Sixtine ensanglantée par des barbares bouillonnant de rage et d'une hideuse frénésie."
Ce paragraphe n'est que le début d'une longue description imagée et violente, l'évocation insupportable d'un enfer de sang et de souffrance.

Prélude au récit qui nous attend, celui de la prison à Long Kesh, de la vie des "blanket men" dans cette geôle innommable. Les "blanket men", ceux qui refusaient de porter l'habit fourni par le royaume et de travailler, qui étaient condamnés à passer leurs journées nus, à peine vêtus d'une méchante couverture râpeuse et répugnante. Sam est arrêté à seize ans, passe trois ans en prison, puis se fait reprendre et cette fois, c'est huit ans et demie qu'il passera à l'ombre. On a peine à imaginer, si on a vécu les années soixante-dix, l'époque de la libération, des délires et de la fête, que tout près, en Irlande, des hommes révoltés étaient soumis à des traitements barbares. On a peine à concevoir le courage qu'il a fallu à ces garçons pour supporter, plusieurs années durant, la torture, l'emprisonnement dans des conditions abominables, les insultes, le manque de tout - pas de lecture, pas de radio, pas de visites. Enfermés dans des cellules aux murs recouverts d'excréments, soumis au sadisme des gardiens jamais à court d'imagination, guettant les bruits du dehors, les "bottes qui couinent", signe qu'un d'entre eux a craqué... On peut à peine croire au comportement ignoble des hommes d'église et des médecins. Jusqu'à la mort de Bobby Sands après une grève de la faim qui aura duré 66 jours. Nous sommes en 1981. Sam Millar n'a pas craqué. Il sera libéré un peu plus tard.
Et nous le retrouvons à New York, où il vit clandestinement de ses activités de croupier dans un casino... illégal bien sûr. L'inévitable arrive : c'est bien gentil, la vie de croupier, voire de caissier, mais il a de l'ambition. Nous sommes en 1993. Et tant qu'à faire les choses, autant les faire jusqu'au bout : il monte un coup fumant et réussit, pratiquement tout seul, à dévaliser la Brink's de Rochester. Sept millions de dollars. Et il s'en tire! Va jusqu'à monter une chaîne de librairies de BD qui marche plutôt bien. Sam est marié, il a des enfants. Mais il y a un problème : 7 millions de dollars, ça prend de la place... Il faut trouver une planque. Ce sera le début de la fin. Sam et le père Pat, qui lui a trouvé sa planque, sont arrêtés. Procès, prison, re-procès, intervention de Bill Cllinton. Sam Millar est renvoyé dans ses foyers...

La lecture de ce livre épuise. Et le résumé de l'histoire ne suffit pas à expliquer le phénomène. Millar, on l'a vu, est un poète né. Il a un don unique pour l'image qui fait mouche, son humour grinçant réussit à nous faire rire dans les moments les plus éprouvants du récit. Un sens du rythme incroyable, qui rend le lecteur littéralement addictif : Millar aime les chapitres courts, dynamiques. A la fin en particulier, le rythme s'accélère avec l'utilisation d'extraits de presse de l'époque du procès. On the Brinks est le genre de livre qu'on tient dans la main et qu'on ne lâche plus, vous savez, le genre de livre qui agace ceux qui ne le lisent pas parce qu'une fois qu'on l'a commencé, il n'y a plus de place pour le reste...  Un texte d'une vigueur impressionnante, où la rage le dispute au lyrisme, et qui vous laisse pantelant, retourné, et plein d'interrogations. Injustice, violence extrême, trahisons, adrénaline, vibration des frontières entre le bien et le mal : tous les ingrédients du roman noir sont là, sauf que ça n'est pas un roman, et qu'en fin de compte, il faut bien se rendre à l'évidence. Dans On the Brinks, Sam Millar écrit magistralement un bout d'histoire.

Sam Millar, On the Brinks, traduit par Patrick Raynal, Le Seuil

PS : Le livre a été acheté par la Warner, paraît-il. On se demande quel metteur en scène saura rendre justice à un tel texte ! Les paris sont ouverts...

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