Au cours de cette table ronde animée par Christine Ferniot, Donna Leon, Marcus Malte et Rachid Santaki s'exprimaient sur leur rapport particulier à la musique. Morceaux choisis.
Donna Leon
Je n'écris jamais en musique. Je fais l'un ou l'autre. Je pense que lire ou écrire en musique appauvrit et la lecture et l'écriture et la musique. Même quand j'écris des textes directement en rapport avec la musique, je n'écoute pas en même temps. Quand j'écoute la musique, je porte toute mon attention aux instruments, au rythme... Je ne veux pas mélanger les deux. J'écoute, je me perds dans la musique, puis j'écris. Je ne suis pas une professionnelle de la musique, je suis incapable de lire une partition, en revanche je peux parler de musique avec les musiciens pendant des heures. La musique enrichit ma vie, mais elle ne change pas ma façon d'écrire. Pour moi qui ai enseigné la littérature du XIXe siècle et les Sonnets de Shakespeare, les mots ont leur propre pouvoir. La musique baroque a le sien, et ce n'est pas le même.
Pour mon dernier roman, "Les joyaux du paradis", c'était un peu particulier. Je suis amie avec Cecilia Bartoli depuis longtemps. Il y a deux ans à peu près, elle m'a demandé d'écrire un roman sur le musicien baroque Agostino Steffani... Elle m'a donné des documents, des correspondances traduites. Et j'ai dit oui. En lisant sa correspondance, j'ai compris que Ce musicien était en fait probablement un castrat. Et c'était fascinant, parce que cela donnait un sens nouveau à toute son histoire. Chacune de ses lettres exprimait un besoin de reconnaissance, d'acceptation. Et c'est ce qui m'a donné l'idée de l'histoire. J'avais trouvé le moyen de rendre cette histoire contemporaine, grâce à cette idée de documents disparus, et c'était indispensable. Il est vrai que mon premier Brunetti se passait à la Fenice, mais après, j'ai quitté ce monde de la musique, parce que je pensais à mes lecteurs !
La façon dont on "entend" la musique aujourd'hui, que ce soit du classique ou du rock, c'est le baiser de la mort. Il y a de la musique partout, mais plus personne ne l'écoute. Mais je suis absolument persuadée qu'il est possible d'intéresser les jeunes à la musique classique, et j'en ai eu la preuve plus d'une fois... C'est un espoir formidable.
Marcus Malte
Au début des Harmoniques, (édition de poche), il y a la playlist du roman. Il n'y en avait pas dans l'édition grand format. Puis on s'est rendu compte que certains lecteurs étaient en demande, qu'ils avaient envie d'écouter les morceaux qui sont évoqués dans le livre. Faut-il lire en écoutant la musique ? Pourquoi pas? Il faut essayer de "respecter l'harmonie" : chaque moment de la vie a une certaine harmonie, un rythme, un ton. J'ai écrit cette phrase dans un contexte particulier : mes deux personnages sont au bord d'une falaise la nuit, ils cherchent le morceau qui va correspondre le mieux à ce moment-là. Mister est un pianiste assez doué, son meilleur ami Bob, chauffeur de taxi qui n'aime rien tant que n'avoir pas de clients, aime rouler avec Mister en écoutant de la musique, du jazz, celle qui les réunit. Ce sont deux personnages que j'avais créés dans mes deux premiers romans, et je les ai laissés tomber pendant pratiquement quinze ans. Pour Les Harmoniques, j'ai eu envie de renouer avec eux. Entre-temps, j'ai eu envie d'autre chose, d'avoir d'autres genres musicaux dans mes livres, rock ou pop. Là, j'ai voulu retrouver ces deux personnages qui me manquaient un peu.
La musique peut avoir une réelle influence sur ma façon d'écrire. L'histoire même que je vais raconter dépendra du genre de musique qui va s'imposer au départ. Avant de savoir ce que je vais raconter, j'ai besoin de trouver un ton. Si ce ton est jazz, l'histoire va avoir une tonalité jazz. Je dois dire d'ailleurs que mon roman Carnage Constellation est basé sur une chanson de Joe Dassin, qui était mon chanteur préféré quand j'étais petit. Il est découpé en trois parties, comme la chanson.
Mais je n'écoute pas de musique en écrivant, moi non plus, c'est impossible. En vérité, je crois que je suis un musicien raté. Le roman, c'est peut-être la compensation du musicien que j'aurais voulu être. J'essaie de trouver une certaine harmonie, et c'est un peu la forme qui va influencer le fond. Je compose, en quelque sorte. C'est pour cela que je ne peux pas écouter de la musique en écrivant.
Les Harmoniques est pour moi une ballade au sens musical du terme, un standard. D'ailleurs la plupart des morceaux qui y sont cités sont des standards du jazz. Il est construit comme un standard; il a 32 chapitres comme il y a souvent 32 mesures dans un standard de jazz. Il y a 12 chapitres particuliers qui correspondent aux 12 mesures du blues. Donc tout dépend de cela : la longueur des phrases, les mots employés... Et je m'octroie le droit, comme dans un morceau de jazz, à l'improvisation.
Je suis persuadé que si dès le départ, on faisait écouter aux enfants de la musique classique, ils pourraient l'aimer. C'est la même chose pour le jazz, qui peut être considéré comme une musique de spécialistes. L'accès immédiat est un peu moins facile que la musique pop ou la variété, mais c'est tout. Il ne faudrait pas grand-chose pour déclencher l'intérêt.
Rachid Santaki
Dans mon dernier roman, Flic ou caillera, il a une play list aussi. Je vis dans le 93, et Saint-Denis est une ville que j'ai découverte à 14 ans. C'est là que j'ai découvert le verlan et la culture hip hop d'avant le rap, le graffiti, les DJ. C'est une culture qui utilise la vie comme support. J'ai d'ailleurs repris les codes de cette culture en placardant des affiches pour mes romans partout dans le département. Mon personnage principal fait du graffiti, il a une espèce de squatt.
Ma mère française m'a matraqué jeune avec la variété française : Claude François, Jackie Quartz, Joe Dassin... La musique pour moi est un repère temporel. C'est aussi une passerelle, un moment d'échange. Quand j'entends une chanson des années 80, cela ne m'évoque pas la même chose qu'à vous, et pourtant, cette chanson va nous servir de lien, de marqueur. Le matin, quand j'écris, je me conditionne avec la musique, je choisis celle qui va rythmer mon écriture.
J'écoute la musique que mes personnages peuvent écouter. A un moment de mon livre, un avocat écoute la IXe de Beethoven, ce que je n'écoute pas. La musique me permet de parler de mes personnages. Si j'écoute de la musique en écrivant, cela m'immerge dans l'histoire, cela crée un rapport sensuel, vivant. J'ai donc une bande son, mais ce ne sont pas mes morceaux. A un moment, un de mes personnages, Julien, est fan de rap américain, ce qui n'est pas du tout mon style. Mais dans le roman précédent, j'ai cité NTM, un groupe qui me parle, avec une certaine distance. J'en ai profité pour faire passer des sons que j'aime bien. Mon roman précédent a été écrit sur un album qui a le son de la série américaine The Wire. J'ai demandé au musicien de m'écrire une musique qui corresponde. Nous avons même réalisé un clip qui a été vu 250 000 fois sur YouTube, et cela m'a permis d'attirer vers le roman des jeunes qui ne lisaient pas.
La boxe aussi est quelque chose de musical pour moi : le bruit des coups, le sifflement de la corde, tout est musique et rythme.
La transmission, les clichés, c'est essentiel. On associe des musiques en fonction de codes sociaux. J'ai fait des interventions auprès d'élèves de 3e. Je leur demande s'ils lisent, ils me disent que non. Je leur demande s'ils écoutent de la musique, et 80% dit "oui, du hip hop, du rap!". Un jour, une petite toute discrète dit : "Moi j'écoute du classique." Tout le monde se met à hurler, et je lui ai dit: "C'est toi qui as raison, tu écoutes ce que tu veux, c'est bien." Et les autres se sont tus... On enferme les gens dans des codes et des prisons culturelles. Même moi, je suis un peu enfermé dans ma culture. L'ouverture, c'est décisif.
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