13 juin 2013

Rachid Santaki : interview en roue libre

En trois romans (voir chroniques ici) Rachid Santaki s'est octroyé une place bien à lui dans le monde du roman policier français. Ancré dans son territoire, entre Saint-Ouen, Aubervilliers et Saint-Denis, il raconte la vie des cités, des clans, des caïds de la drogue et de leurs victimes. La violence est là, à fleur de peau, la pauvreté et le ghetto sont les héros de ses romans au même titre que ses personnages. Le territoire surtout, auquel les acteurs de ses romans sont profondément attachés malgré la désespérance et la dureté. Les livres de Rachid Santaki sont éminemment politiques. J'ai rencontré Rachid à Saint-Ouen, sur son territoire. En ce moment, il est plus que jamais plongé dans la politique, justement.


Explication :

"En ce moment, je m'intéresse beaucoup à la politique dans les cités. Il n'y a pas de prise de conscience politique dans les quartiers. Là, la politique équivaut à des avantages : tu fais de la politique, tu as un appartement, des privilèges... Si on regarde bien, lors des élections, certaines personnes ont un impact dans les quartiers, elles font une liste, et au deuxième tour elles se rangent derrière le mieux placé. Pour faire passer des idées, il faudrait échapper à l'appareil politique, et ça n'est pas possible. C'est un piège. Dans l'histoire sur laquelle je travaille, il s'agit d'un personnage qui essaie de faire de la politique de façon classique, et qui échoue. Il décide alors de se servir de sa cousine, qui commence à être connue médiatiquement, comme vitrine.
Sur le terrain, c'est compliqué de parler politique. Il faut responsabiliser les gens. Les personnes qui sont sensibles à la politique sont celles dont les parents étaient engagés, et il n'y en a plus beaucoup. Pour prendre mon cas, j'ai passé mon enfance à Saint-Ouen, mais je ne suis jamais parti en colonie de vacances, par exemple, je n'ai rien vécu de communautaire étant petit. Et nous sommes beaucoup à être passés entre les mailles du filet. Ce n'est que beaucoup plus tard que j'ai commencé à m'intéresser à la politique. Ça n'est pas dans la culture de ma génération. Et même les syndicalistes étaient une minorité dans la génération qui m'a précédé, la plupart des ouvriers de base avaient pour objectif de boucler la fin de mois et de payer la maison au bled. Moi, la culture que mon père m'a transmise, c'est la boxe, Kool and the Gang, les Rocky ! On a grandi dans une culture dépourvue de politique.
Je me suis impliqué dans les dernières législatives à Saint-Denis parce que je voulais écrire un roman là-dessus. J'étais au cœur de la campagne, avec ma caméra et mon stylo, y compris pendant la bagarre à l'Hôtel de ville ! Il y avait conflit entre l'élu sortant, Patrick Braouezec, du Front de gauche, et le candidat socialiste, Mathieu Hanotin. C'est lui qui a gagné, car les gens en ont marre que rien ne bouge. Par exemple, à Saint-Denis, beaucoup d'entreprises sont venues s'implanter. Mais ça n'a pratiquement rien changé pour les gens des cités. L'autre jour, j'étais à l'école Joliot-Curie, sur 6 jeunes dans la pièce, 4 ou 5 étaient animateurs! C'est très joli, tu as ton BAFA, et après, quel avenir? Alors qu'avec toutes les entreprises comme Orange qui se sont installées, on pourrait développer de la formation au numérique, par exemple. Il faut absolument que les élus travaillent avec ces entreprises, qu'ils établissent des passerelles, de la formation, des stages. Et c'est là que ça pêche, parce que dans les écoles, les collèges et les lycées, les enseignants sont très motivés et très engagés. Là où il faut que ça bouge, c'est au niveau des entreprises. Il faut un accompagnement, et il y a une grosse carence dans ce domaine du côté des élus.

Toi qui es tellement engagé sur le terrain, dans les écoles par exemple, pourquoi écris-tu des romans aussi noirs, sans espoir ?
Oui, le noir, la couleur du graffiti... Ce que je veux montrer, c'est l'enfermement. Car la situation est une situation d'enfermement. A Saint-Denis, il y a des gens qui brassent de l'argent, mais ils sont enfermés eux aussi dans une cage dorée. Il y a un rapport plombant avec le territoire. Les personnages ne sont pas mobiles. Dans mon dernier roman, Mehdi est mobile, mais on voit bien que même s'il échappe à l'horreur sur le moment, il ne s'est pas vraiment libéré.
J'ai eu la chance de rencontrer un des membres du gang d'Aubervilliers, qui avait volé des Corot qu'ils avaient réussi à vendre au Japon, dans les années 80. Ces mecs roulaient littéralement sur l'or.  Aujourd'hui, trois sont morts, un est en cabane, et les autres sont à la ramasse... Ces gens ont vécu des trucs hallucinants, et finalement, malgré l'argent, leur repère est resté la cité. Et pourtant, dès les années 80, ils sont allés partout, ils ont mené la grande vie, au Japon, en Thaïlande. Si ton environnement est néfaste, tu as peu de chances de t'en sortir. Paradoxalement, les gens des cités qui ont lu mes livres réagissent plutôt bien : en fait, ils sont contents qu'on parle des choses telles qu'elles sont. Et puis il y a une chose qu'il faut dire : quand les gens des cités réussissent, ils s'en vont. Ils appauvrissent le territoire. Et quand ces gens-là s'en vont, à qui donne-t-on leur appartement ? A quelqu'un qui est dans une mauvaise situation. On n'en sort pas.

Comment expliques-tu un attachement aussi puissant à un milieu de pauvreté, de violence, de laideur?
On reste toujours attaché à son adolescence, c'est pour tout le monde pareil. Quand on n'a pas la force d'emporter avec soi sa culture, quand on n'a pas d'ouverture,de réseau, on reste attaché à son territoire parce qu'on a peur de l'extérieur. Et c'est la même chose ailleurs. Dans une cité du 19° où j'étais la semaine dernière, je me suis aperçu que même là, les gars ne bougeaient pas de leur cité ! Une année, on est allé au Maroc, on était 40. Avec mon frère et deux autres amis, on allait vers la plage, on bougeait. Mais les autres se sont installés dans un café et n'en bougeaient plus, ils reconstituaient sur place leur territoire.

Quand on lit tes livres, on voit bien que tout est codé dans les cités, ce qui doit contribuer à cet enfermement.
Mais ces codes existent partout. Tu vas dans les beaux quartiers, ils ont leurs codes aussi, ils appellent les gens des cités les wesh wesh, ils ne s'intéressent pas aux autres, ils mettent des étiquettes tout de suite. Aujourd'hui, on reste avec les gens qui nous ressemblent.

Est-ce lié à la ghettoïsation?
Un jour, j'ai entendu l'auteur Philippe di Folco qui parlait de son livre, My Love Supreme. Il disait : "1973, c'est l'arrivée des centres commerciaux". Et il a raison, ça a développé la consommation, et j'ai l'impression que pour qu'on consomme plus vite, on a mis les gens dans des cases pour segmenter le marché ! Ce qui a renforcé l'exclusion et les tiroirs. Du coup, on n'a plus de marge de manœuvre. On ne s'ouvre plus, si on écoute tel type de rap, on n'a plus le droit d'écouter un autre genre. Ces tiroirs, ils servent aussi à bien ranger la population pour mieux la cibler. Le marketing a renforcé la ghettoïsation et les clivages. C'est un phénomène qu'on retrouve même dans les salons du livre : si on va à Lyon, le salon est en centre ville. Mais ailleurs bien souvent, les salons sont près du centre commercial !

As-tu des références littéraires, y a-t-il un auteur qui a déclenché ton écriture ?
Mon univers, il est davantage dans le quotidien, dans la vie. C'est cela qui m'inspire. Je fais pas mal de choses, je traîne avec des gens, je suis très réactif, je travaille avec beaucoup de personnes différentes, je suis beaucoup l'actualité. Par exemple, dans les deux premiers livres, j'ai inclus des articles de presse. Dans le dernier, je ne l'ai pas fait parce qu'on m'a dit que ça cassait le rythme de lecture. Mais dans le prochain, sur le gang d'Auber, je pense que je vais le faire à nouveau.

Dans le premier roman, on avait l'impression que ça sortait, brut de décoffrage.
Oui. Je pensais "Si tu veux entrer dans mon univers, tu te démmerdes, tu me suis ou pas." Dans le deuxième, j'ai fait autrement. J'ai rencontré Dominique Manotti, j'ai réfléchi différemment. On a cru que c'était du marketing, mais pas du tout, c'était plutôt conceptuel. En plus, ce deuxième roman m'a donné l'occasion de vivre la Coupe du monde de 98 pour la première fois : tout simplement parce qu'en 98, je ne l'avais pas vécue du tout. Dans le troisième, j'ai même fait un glossaire pour ouvrir le livre à un public plus large. C'est Don Winslow qui m'a donné l'idée avec son glossaire sur le surf dans La Patrouille de l'aube...

Tu t'impliques beaucoup dans la communication sur tes romans.
Sur le dernier livre, j'ai fait une erreur : j'ai axé toute ma communication sur ce que je faisais, les ateliers, les dictées, etc., et pas assez sur le livre et ses personnages. En plus,comme  je n'arrive pas devant la presse en citant mes références, mes modèles, on ne sait plus trop à quoi s'accrocher, on se dit "Mais qui c'est ce type, qu'est-ce qu'il fait?". J'ai quelques idées pour remédier à cela, on va faire un clip avec Kavinsky,  le musicien qui a travaillé sur le film Drive. La vidéo va montrer Saint-Denis la nuit, et mes personnages, Claudia la toxico, etc. Et puis j'essaye de ne pas me laisser enfermer. Il y a ce projet sur le gang d'Auber - ça reste dans le 93, mais quand même - et aussi une histoire qui se passerait à Paris.

Le fait d'avoir introduit le personnage féminin de Najet dans ton dernier roman, cela s'inscrit dans cette idée d'échapper à l'enfermement?
Oui, je vais garder ce personnage et le développer. Dans mes premiers livres, je suis resté dans un univers très masculin, je le reconnais. Avec Najet, j'espère tenir un vrai personnage de femme, profond, fort. Elle est vraiment intéressante à travers son histoire, son ambition, son courage. Elle a un gros potentiel de personnage récurrent. Et pourquoi pas la faire travailler à Paris ? Je me documente plus rigoureusement sur les métiers de la police. Dans mon premier roman, mes flics étaient des flics de série télé. Mais il faut faire attention, car je veux rester dans le polar social, je ne veux pas basculer du côté du polar à enquêteur.

Tu ne m'as toujours pas répondu sur l'origine du premier roman ?
C'est tout simplement les séries Braquo et Engrenages. Quand j'ai vu ça, je me suis dit que je voulais faire quelque chose dans ce sens. Je n'ai pas fait de série, mais j'ai fait mon roman. Je connaissais déjà les gens de Moisson rouge, je savais qu'ils cherchaient à développer leurs auteurs français. J'ai travaillé pendant un an et demi, et ils ont publié le roman. Si je remonte dans le temps, enfant, je lisais beaucoup les Marvels, avec le courrier des lecteurs qui posaient des questions sur les scénarios. J'ai grandi avec ces histoires-là, et ça m'a sûrement influencé aussi. C'étaient les scénarios qui m'intéressaient.

Ton premier roman va être adapté au cinéma.

Oui, pour la rentrée, on aura une première version du scénario. On a la production, c'est le réalisateur Pierre Lacan, qui a fait Légitime défense, le film avec Jean-Paul Rouve, en 2011, qui va mettre en scène. Il est en résidence à Saint-Denis depuis plusieurs mois déjà. Ce qui va accélérer les choses, c'est le comédien qui va jouer le rôle du Marseillais...

On sent bien que tu es tenté par des projets dans des domaines très différents, pour ne pas te laisser enfermer.
Je vais continuer à écrire, bien sûr. Mais ce qui m'intéresse vraiment, c'est l'innovation sociale, dans un contexte d'entrepreneuriat. L'idée, c'est de travailler avec les bailleurs du 93 qui ont tout intérêt à ce que les choses se passent bien dans les cités. Formation, coaching, donner les clés aux gens qui veulent entrer sur le marché du travail... Il y a beaucoup de choses à faire, de réseaux à monter. Je fais aussi un peu de conseil en communication, j'ai un pied dans le sport. Maintenant, ce que je veux faire, c'est convaincre les gens de la valeur du contenu de mes livres. Je les ai touchés grâce à la com, maintenant je veux les convaincre, et c'est un travail de fond, qui se fait sur la longueur.

Le prochain livre ?
Raconter la vie, un court roman de 80 pages que j'ai écrit pour Pierre Rosanvallon et qui paraîtra au Seuil. Une histoire d'entrepreneuriat à travers les stups et l'argent sale ! Une fiction très réaliste, voire ambigüe. La rencontre avec Pierre Rosanvallon a été très importante pour moi, elle a donné une ampleur politique à mon travail. Il avait bien aimé mes livres, il m'a contacté, le courant est passé, et le projet est né. C'est quelqu'un d'exceptionnel, qui connaît très bien le monde de l'édition, entre autres. Ce livre va sortir en avril 2014. Ensuite, probablement avant l'été ou à la rentrée 2014, il y aura le roman sur le gang d'Auber, que j'écris avec Moussa Khimoun. Mais je veux que ce livre soit vraiment accessible en termes de prix, il y a donc des discussions sur le format et le prix de vente. Dans les projets plus lointains, j'ai un roman déjà presque écrit, qui se passe entre la France et le Maroc, sur fond de pédophilie, avec Najet qui va remonter la filière... Le Maroc, certains disent que c'est la Thaïlande de l'Afrique. C'est un sujet hyper-sensible, mais qui me tient à cœur. Et puis je suis passionné par l'actualité : je passe mon temps à prendre des notes, à écrire des mini-synopsis, l'actualité me nourrit, et la politique aussi. C'est pour ça que j'ai beaucoup d'admiration pour le néopolar, tous ces gens très engagés politiquement qui ont écrit des polars pour parler du monde. Ils donnent du sens à mon travail.

Tu rencontres un de tes lecteurs les plus attentifs. Quelle question lui poses-tu ?
Qu'est-ce que tu n'as pas aimé dans mon livre ? J'ai besoin d'avoir un retour qui ne vienne ni de mon éditeur, ni de mon entourage...

Les romans de Rachid Santaki
Les anges s'habillent en caillera, Moisson rouge
Des chiffres et des litres, Moisson rouge
Flic ou caillera, Le Masque

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