Comment patienter jusqu'en octobre, date de la sortie du nouveau Ken Bruen ? Facile, en lisant du Ken Bruen... Mais du Ken Bruen canal historique, du Ken Bruen des débuts. Car quand on aime un auteur, rien n'est plus passionnant que de découvrir les premiers écrits. Mon conseil : ne lire ces deux recueils qu'après avoir lu plusieurs romans du maître, pour avoir le plaisir d'y trouver des thèmes, des sources, des débuts d'intrigue, des personnages, des figures de style qui, un peu plus tard, prendront leur envol dans un roman d'une des deux séries de Ken Bruen.
Ne vous attendez pas à trouver des maladresses touchantes, des tentatives avortées. Dans ces deux volumes de Une pinte de Bruen, publiés par Fayard en 2010 et 2011, on n'a pas la sensation d'assister à la naissance d'un géant, mais plutôt à l'épanouissement, à la maturation d'un style, à l'apparition des thèmes qui resteront chers à Ken Bruen jusqu'à aujourd'hui. On se gardera bien d'oublier qu'avant d'être écrivain, Ken Bruen a eu une autre vie, a enseigné l'anglais à peu près partout dans le monde, et passé dans les geôles brésiliennes quatre mois de violence et de torture qui le laisseront traumatisé à vie. Ces textes ne sont donc pas des œuvres de jeunesse à proprement parler, mais des pages dont certaines ont été écrites à son retour au pays, à un moment où, comme il dit, l'écriture lui a sauvé la vie. Ce sont donc des textes violents, puissants et d'une grande liberté. Simplement, on ne sait pas encore que l'homme va devenir une des figures de proue du roman noir. Car ses thèmes et ses personnages, il les aborde et leur donne vie dans un cadre romanesque certes, mais pas nécessairement "polar". Même si Allan Guthrie, romancier écossais remarquable et préfacier du recueil, écrit justement :"Il n'y a pas toujours de fin heureuse. Pas toujours de rachat. Plus souvent le chaos. L'inattendu arrive sans raison."
Dans les deux volumes, on trouvera six courts romans, sept nouvelles et une novella, qu'on lit en fait d'un seul coup, avec une sorte de gourmandise, car on trouve au détour de chaque page un souvenir, une réminiscence, et puis aussi des passages où Ken Bruen donne libre cours à son amour pour la poésie. Peut-être ces moments-là sont-ils les plus émouvants, mais aussi les plus difficiles à appréhender pour nous autres francophones, car la poésie de Bruen n'est pas facile à traduire, et joue avec les sons et les intonations autant qu'avec le sens des mots. Juste histoire de vous mettre à l'eau à la bouche, je me contenterai d'évoquer les textesqui laissent dans la mémoire du lecteur les traces les plus indélébiles. Tout en vous conseillant fermement de ne pas faire l'impasse sur les autres, car encore une fois, ces deux recueils forment un tout.
Avec Le Funérailleur, publié pour la première fois en 1991, l'histoire, racontée à la première personne, nous attache aux pas d'un jeune homme qui nourrit une sombre passion pour les funérailles. En-dehors de cet étrange passe-temps dont on comprendra bientôt l'origine, Dillon aime la littérature et la poésie, il écrit un peu, il aime aussi l'alcool, sa meilleure amie Julie et enfin Marisa la fille sauvage. Dans la journée, il est agent de sécurité dans un supermarché, il faut bien vivre. Un homme pas tout à fait ordinaire donc, que la vie et ses vagues cruelles et violentes vont fracasser contre les falaises d'un désespoir et d'un fatalisme sourd, à l'Irlandaise.
Martyrs raconte l'histoire de deux frères, Stephen, marchand à la sauvette aussi paumé qu'allumé, et Martin, ex-génie de la famille, ex-magnat de l'immobilier ruiné par la crise, terrassé par l'alcool et pensionnaire de l'hôpital psychiatrique. Leur mère, insupportable, fera un passage éclair mais remarqué dans le texte, à vous de découvrir ce qui va écourter son rôle. Une histoire totalement amorale, très noire et très brutale, mais avec, toujours, l'humour implacable, le sens de l'image, du dialogue et de la formule.
Enfin, comment ne pas parler du court roman qui clôt le volume 2, Le temps de Serena May. L'histoire : une histoire de vie, tout simplement, une histoire très autobiographique, comme souvent chez Ken Bruen. Un couple, plus tout jeune, Frank et Cathy. Et la divine surprise : Cathy est enceinte alors qu'elle n'y croyait plus. La petite Serena May fait son entrée dans le monde des gens "normaux". Elle est atteinte du syndrome de Down, dont Ken Bruen fera l'un de ses thèmes récurrents. Comment accueillir cette belle enfant ? Comment comprendre qu'alors qu'on a si mal, la petite rit aux éclats ? Comment le couple va-t-il faire face au regard des autres, des proches? Sans pathos, avec un humour et une vitalité incroyables, Ken Bruen amènerait au bord des larmes le plus endurci d'entre nous, et on l'en remercie.
Au gré des pages, Ken Bruen plante son décor personnel : musique, littérature, thèmes. Et aussi beaucoup de sensualité, très présente dans ces premiers textes. Douleur physique, violence, hôpitaux (et les infirmières qui vont avec), femmes américaines : tels sont quelques-uns des repères "bruéniens" qu'on retrouvera aussi dans ces pages. Sans oublier la spiritualité, car si les religieux en prennent pour leur grade, la spiritualité, elle, est bien présente, sous-jacente et discrète, dans le parcours de cet écrivain aussi singulier que bouleversant.
Ken Bruen, Une pinte de Bruen vol. 1 et 2, traduit de l'anglais (Irlande) par Simone Arous, Fayard
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