Marin Ledun vient de publier chez Ombres Noires LE roman de ce début d’année (voir la chronique ici), salué un peu partout comme sa plus belle réussite. Un sujet pas facile, un traitement magistral, une écriture de plus en plus maîtrisée : L’homme qui a vu l’homme est un tournant dans la carrière de l’auteur. C’était vraiment le moment de le rencontrer, non ? Merci à lui.
Entre roman politique, roman partisan et roman engagé, comment vous situez-vous ?
J’écris du roman noir. Et pour moi le roman noir, c'est l'inverse d'un roman engagé. C'est forcément un roman politique puisque ça parle du monde dans lequel on vit. Surtout dans mon cas, puisque je traite de sujets plutôt contemporains.
L'homme qui a vu l'homme est aussi une chronique sociale centrée sur un sujet bien particulier, puisqu'il se passe au Pays basque. Je ne cherche pas du tout à prendre parti. Pour moi un roman engagé a vraiment un point de vue, défend une position. Dans ce roman, je ne défends pas de position, j'essaie, avec quelques personnages principaux, de décrire le mieux possible une situation avec ses nuances, depuis plusieurs points de vue. Il y a d'un côté Iban Urtiz, un journaliste qui arrive au Pays basque et qui ne connaît rien de son histoire, et de l’autre Elizabe, le cameraman qui, lui, a une histoire avec la question basque, et qui est plutôt engagé. Eztia, la sœur du disparu Jokin Sasco, elle, veut à tout prix retrouver son frère et obtenir des réponses du point de vue humain. Et puis il y a ces mercenaires qui ne savent pas vraiment ce qui se décide au-dessus d'eux. Je ne cherche pas forcément à donner des réponses. Plusieurs points de vue pour une histoire.
On a la sensation que vous voulez aussi montrer l'absurdité de la situation.
Oui, bien sûr. Où est Jokin Sasco, que lui est-il arrivé ? C'est par la multiplication des points de vue qu'on va peut-être pouvoir obtenir un semblant de réponse…
D'où vous est venue l'idée du sujet de ce roman ?
En 2009, j'ai fait un atelier d'écriture à la Maison d'arrêt de Bayonne. A cette occasion, j'ai rencontré un journaliste du Pays basque et un ancien militant d'Iparretarrak, Gabi Mouesca. Le journaliste m'a recontacté pour me parler d'une affaire qui d'après lui, risquait de m'intéresser en tant que romancier. Il s'agissait de l'histoire de Jon Anza, ce militant d'ETA qui prit le train à Bayonne et disparut entre Bayonne et Toulouse. On retrouva son corps 10 mois plus tard dans la morgue d'un hôpital de Toulouse. Enquête mal menée, incohérences, zones d'ombre… Dix mois pendant lesquels on ne sait absolument pas ce qui s'est passé. Une histoire incroyable. Mais dans ma démarche, j'ai besoin d'une certaine légitimité, surtout qu'il s'agissait d'un sujet grave. J'ai donc passé deux ans à me documenter et à travailler sur le sujet, jusqu'à ce que je me sente prêt.
Dans Les visages écrasés, il s'agissait d'un sujet, la souffrance au travail, qui touche tout le monde, quel que soit le lieu. Dans L'homme qui a vu l'homme, le sujet est plus spécifique, plus circonscrit géographiquement.
Oui et non. C'est ciblé géographiquement. Mais d'un autre côté, je n'ai pas cherché à parler du Pays basque comme si j'étais basque. Je suis citoyen français, romancier, et ces questions des politiques anti-terroristes françaises et espagnoles, des tortures, des disparitions, touchent à la démocratie du pays dans lequel je vis. Je ne sais pas à quel point ces pratiques existent, et cela me concerne en tant que romancier, mais surtout en tant que citoyen. Savoir si dans le pays où je vis, il existe vraiment des pratiques telles que celles-ci, c’est finalement crucial pour la démocratie. C'est une interrogation qui nous touche tous. Ces pratiques ont existé, existent-elles encore ? Le problème s'est posé lors de l’affaire de Tarnac, au sujet de groupes liés à Al Qaida... Donc, oui, nous sommes bien dans un roman politique.
Quelle différence faites-vous entre les problématiques terroristes et les problématiques régionalistes?
Brecht disait : "Je n'ai pas de racines, j'ai des jambes." Je n'ai pas voulu prendre position sur ce plan-là. Je ne me sens pas militant d'un pays, d'une terre... Je ne suis pas légitime pour parler du Pays basque sous l’angle de l’indépendantisme. La volonté d'autonomie, c'est quelque chose que je peux comprendre intellectuellement, mais que je ne vis pas dans mon cœur et dans mes tripes. Je me positionne donc à la place de quelqu'un d'extérieur, qui voit ce qui se passe, les attentats, les flics qui répondent, les mercenaires. Mais le sujet du livre, ça n'est pas la problématique d'ETA, c'est la politique anti-terroriste, ce qu'elle peut avoir de méconnu et d'obscur, comment elle affecte des personnes dites "normales", comme Etzia, comment des sous-fifres comme les mercenaires du roman sont finalement manipulés. L'affaire Jon Anza a été très médiatisée au Pays Basque. Au niveau national, on n'en a pratiquement pas parlé, tandis que l'histoire de Tarnac a eu une couverture nationale. Alors qu'en réalité l'affaire Jon Anza présente beaucoup plus de matière que celle de Tarnac. Donc mon point de vue est celui du citoyen lambda à qui l'on dit que toute cette affaire basque, c'est terminé, avec le désarmement d'ETA. Alors qu'il se passe encore beaucoup de choses, avec les manifestations pour le rapprochement des prisonniers par exemple.
Pensez-vous que le roman noir est un vecteur particulièrement efficace pour porter ce type de question?
Oui, je pense que c'est le meilleur vecteur. Comme dit Dominique Manotti, le roman noir est particulièrement florissant en période de crise. A la différence du roman policier qui considère le crime comme une exception marginale qu'il faut punir, le roman noir regarde le crime comme faisant partie intégrante de la société. Il peut s'agir aussi bien d'un crime écologique, politique ou social. Le roman noir, tant qu'il sait mettre en récit le monde dans lequel on vit, est le plus efficace dans cette mission, car il nous renvoie au réel.
Et le thriller ?
Pour moi, le thriller, c'est un ensemble de techniques d'écriture. Ce qui m'intéresse, ce sont les bons romans qui racontent une bonne histoire avec du sens. Un exemple : Caryl Férey qui utilise les techniques narratives du thriller, avec un vrai regard sur le monde. Pour moi le thriller n'est pas un genre, c'est une technique. Mais quand il n'y a que de la technique, ça m'intéresse moins. Quelqu’un comme David Peace, par exemple, particulièrement dans GB84, écrit du roman noir social très fort, avec un style magistral, mais il y utilise aussi certaines techniques du thriller. Ce sont des techniques très contemporaines, très liées au montage des séries télé ou de certains films, et qui « parlent » aux lecteurs.
Dans une interview, vous disiez que vous ne partiez jamais de personnes existantes.
Mais ça, c’était avant ! Dans le dernier roman, je parle de Jon Anza, mais je n’ai pas cherché à rencontrer son entourage. Je me suis inspiré de ce qui lui est arrivé, de cette histoire rocambolesque. L’histoire et les faits réels, c’est le point de départ. Mais je suis romancier, j’écris une fiction.
Comment êtes-vous passé de la souffrance au travail à l’anti-terrorisme ?
Pour moi, c’est entièrement lié. L’organisation du travail et le rapport au travail sont des éléments fondamentaux des rapports sociaux. Ils ont donc un impact sur la démocratie. A mon sens, les règles de travail devraient être décidées par les salariés. Prenons l’exemple des suicides liés au travail : c’est un sujet qui ne devrait pas se trouver entre les mains des actionnaires ou des dirigeants d’entreprise, mais entre celles de tout le monde. Quand on achète un forfait à 19,99 €, on est responsable des méthodes de travail qui ont permis d’obtenir ce prix. C’est une question de lien social, qui devrait être mise sur la place publique. Pour moi, la politique anti-terroriste avec les soupçons d’enlèvement et de torture qui lui sont attachés, c’est la même chose, cela concerne la démocratie, cela doit toucher tout le monde.
Donc vous pourriez aussi bien déboucher sur un thème comme la corruption en politique, par exemple…
Oui, tout à fait. C’est même en cours à vrai dire ! L’homme qui a vu l’homme est en fait le premier volume d’un cycle. Je travaille en ce moment à un nouveau roman, qui va se placer dans la continuité de celui-ci, et où je vais reprendre certains personnages de L’homme qui a vu l’homme, en mettant l’accent sur la corruption au sens large. Il devrait sortir en janvier 2015. Dans ce deuxième volet, la question sera : qui paye pour tout ça ?
Dans tous vos romans, les femmes occupent une place prépondérante, même si elles ne sont pas toujours les héroïnes. Votre prochain personnage principal pourrait-il être une héroïne ?
Pourquoi pas. Mais je ne me pose pas la question comme ça. Dans Les visages écrasés, l’héroïne était une femme parce que les médecins du travail sont majoritairement des femmes. Je ne choisis pas nécessairement au départ en réfléchissant à des questions d’équilibre ou de parité. Dans L’homme qui a vu l’homme par exemple, je m’identifie beaucoup plus à Etzia qu’à Jokin. Pour prendre un exemple, on pourrait parler de Megan Abbott, une auteure américaine que j’adore, et qui a des personnages féminins fantastiques. Finalement, je me dis que le fait que ce soit une femme qui écrit rend les choses beaucoup plus efficaces. Sur les sujets que je traite, je suis bien obligé de tenir compte du fait que ces univers sont dominés par les hommes. Même s’il y a eu des personnages comme Aurore Martin, dont on a un peu parlé en relation avec les affaires basques.
Le fait que ce soient toujours les femmes les victimes dans les romans noirs et les thrillers ne commence-t-il pas à poser un problème ?
C’est que, dans le monde réel, la femme est souvent la victime… Une femme tous les trois jours meurt sous les coups de son conjoint. Mais dans mon roman, il y a des femmes combatives, courageuses, qui ne sont pas des victimes. Tout ce qui s’y passe est inspiré de faits réels, y compris les passages violents, qui sont fidèles à des témoignages existants. Jamais je n’aurais raconté un événement comme celui-ci s’il n’avait pas existé réellement… En revanche, je pense qu’il existe des sujets, comme l’IVG, sur lesquels je ne vois pas pourquoi moi, homme, je m’octroierais le droit de parler. Même si, en tant que romancier, j’essaie d’avoir un point de vue asexué et de prendre de la distance.
Vous co-écrivez des essais sociologiques. Ce travail vous sert-il pour votre travail de romancier ?
J’essaie de garder les choses séparées. Je travaille avec des gens avec lesquels j’ai des parcours communs en tant qu’universitaire et chercheur. Aujourd’hui, je suis d’abord romancier, mais il existe d’autres manières de parler de certains sujets. Et peut-être certains sujets ne peuvent-ils être abordés que sous un angle plus théorique, je pense par exemple à La vie marchandise (La Tengo éditions), que j’ai écrit avec Bernard Floris, qui travaille sur cette question depuis 20 ans. Comment parler dans un roman de la marchandisation du vivant ? Je tourne autour de ce sujet depuis plusieurs années, je n’ai toujours pas trouvé « mon » roman. J’ai essayé d’en parler un peu dans La guerre des vanités… Pour moi, il n’existe qu’un roman qui traite vraiment de cette question, Les choses de Georges Pérec. Je n’ai rien lu d’aussi fort sur ce sujet. Je cherche mon histoire, pour l’instant je ne l’ai pas trouvée. Ce travail théorique me sert à partager des questionnements, et j’aime aussi l’aspect collectif de ces démarches. Chacun apporte sa force. Mais je ne m’en inspire pas, enfin pas plus que d’autre chose, la presse par exemple.
On sent une évolution spectaculaire dans votre façon d’écrire, qui est perceptible dès les premières pages.
Mon idée, c’est de trouver l’équilibre entre la forme et le fond. Je me considère comme un jeune romancier, je suis publié depuis 7 ans. Je suis d’abord là pour raconter des histoires, et il faut que le fond soit parfaitement intégré au récit. Dans mes premiers romans, comme Marketing viral, on a pu avoir l’impression que le questionnement prenait le pas sur l’histoire. Mon objectif, c’est que l’écriture soit suffisamment forte pour que le lecteur se laisse emporter, et que ce soit l’histoire finalement qui raconte le monde, et non pas moi en tant qu’auteur. Donc je fais un gros travail sur les mots. J’ai passé deux ans sur ce dernier roman, à écrire, réécrire. Je suis donc heureux des retours que j’ai en ce moment. Je ne suis pas juste un auteur engagé, comme on le dit parfois, je suis d’abord un romancier, je travaille sur les mots. Si ces histoires sont riches de matière, tant mieux.
Comment écrivez-vous ? Est-ce que vous lisez à haute voix, est-ce que vous faites lire à d’autres ?
Ma méthode a changé depuis No more Natalie. Je commence par construire mes personnages et la structure du roman. Je me documente beaucoup, longtemps. Puis j’oublie complètement la documentation, je suis nourri de l’histoire, je vis avec mes personnages. Ensuite je travaille uniquement sur la musique du texte, l’écriture, le choix des mots. J’apprends sans cesse, j’espère progresser : je veux être meilleur de roman en roman. Ce qui ne veut pas dire que je veux « vendre » de plus en plus ! Il faut que j’arrête de malmener mon lecteur, d’imposer une vision du monde ultra-noire, que j’apporte un peu plus de finesse dans le traitement. J’ai beaucoup travaillé avec mon éditrice Nelly Bernard, elle m’a beaucoup aidé à avoir cette exigence, elle m’a appris à travailler, retravailler.
Le rôle de l’éditeur est donc important ?
Bien sûr. C’est Ayerdahl qui m’en avait parlé quand mon premier roman est sorti. Il m’avait dit qu’un bon roman, c’était aussi un bon travail avec l’éditeur, et savoir accepter les critiques. Et c’est vrai. C’est un travail à deux, avec une personne qui connaît nos tics d’écriture, qui sait où l’on veut aller.
Donc prochain roman pour 2015 ?
Oui, il y aura 7 ou 8 personnages principaux, dont certains seconds rôles de L’homme qui a vu l’homme. Je continue à « filer » mon travail sur la démocratie…
Lire tous les articles consacrés à Marin Ledun.
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