Autant le dire tout de suite, ce roman remet les pendules à l'heure. Les pendules de l'écriture, à l'aune d'une exigence rare au service d'une construction romanesque remarquable. Avec Après la guerre, Hervé Le Corre livre une œuvre complexe et passionnante sur fond d'histoire, de politique et de constat social. Il se lance aussi dans une exploration de l'âme humaine dont le lecteur qui le suit ne sort pas indemne. Les jurés du prix "Le point" du polar européen ne s'y sont pas trompés, puisqu'ils lui ont décerné le prix de cette année aux Quais du polar. Un prix remis par James Ellroy en personne (voir ici ).
Jean, Daniel, Olga, Irène. Bordeaux, 1944. Olga est juive et communiste, son mari Jean est volage et joueur, leur petit garçon Daniel est... un petit garçon. Arrive la rafle. Jean et Olga sont envoyés vers les camps. Daniel est caché sur le toit, en attendant que des amis du couple viennent le chercher. Daniel ne reverra jamais sa mère, victime des nazis. Et s'il revoit son père, 15 ans plus tard, furtivement, juste avant son départ pour l'Algérie, c'est sans le savoir.
Bordeaux, fin des années 50 : dans la ville aquitaine, la Deuxième Guerre mondiale a laissé des traces. Dans la haute bourgeoisie, dans la police, dans la pègre. Les trahisons, les dénonciations ont tissé dans la ville du vin une toile étouffante, faite de secrets honteux, de rancœurs étouffées, de violence à peine réfrénée. Les traîtres d'autrefois, les soi-disant héros d'aujourd'hui cohabitent tant bien que mal dans une atmosphère de méfiance. Ceux qui doivent se taire ont du souci à se faire, ceux qui veulent garder leur pouvoir n'ont pas le choix des méthodes, et pour eux une vie humaine ne vaut pas grand-chose. Et pendant ce temps-là, Daniel et ses camarades vivent l'épreuve de leur vie, là-bas, en Algérie. Là où on tue, viole et torture au soleil, sous la poussière. Là où Daniel voit ses camarades mourir, souffrir, et où il aconscience que, jour après jour, il se prend au jeu de la guerre, celui de la violence, du sang et des armes. Déserter, et retrouver Bordeaux, sa ville. Où règne la terreur car depuis peu, un homme sème la mort dans la ville...
Hervé Le Corre se confronte là à un double défi : le défi historique et politique qui consiste à évoquer cet après-guerre, cet entre-deux blême et trouble où le bien et le mal jouent à cache-cache, où le souvenir des années de guerre est porteur de tant de douleurs, de deuils et de haines. Le défi d'une évocation dure et sans pitié de la guerre d'Algérie vue par de jeunes gens littéralement jetés en pâture face à une situation explosive, faite de haine, de mépris et de méconnaissance. Et surtout exposés à la dangereuse fascination qu'exerce la guerre et ses fanstames virils. Le défi narratif, qui consiste, malgré le foisonnement du contexte et l'importance de ses enjeux, à lier indéfectiblement son lecteur au destin des personnages, construits avec empathie et lucidité, parfois sans pitié. Voici la vision politique de l'inspecteur Darlac : "Et puis la politique il s'en foutait. Pétain était une vieille ganache, les Juifs une sale race, les cocos des crétins dangereux, les Boches des vainqueurs incontestables avec lesquels il fallait compter désormais. Point à la ligne." Une vision qui peut couvrir toutes les trahisons et tous les crimes. Quelques années plus tard, le même Darlac aura obtenu ce qu'il veut d'un jeune témoin à qui il a promis une faveur : "Et quand on est flic, il faut être un sentimental, d'une certaine façon: envisager toutes les passions, n'en éprouver aucune. Rester bien à l'abri de son mépris pour cette humaine confusion comme on reste à plat ventre sous la plus terrible fusillade."
Hervé Le Corre est un orfèvre de la phrase : quel que soit le personnage qu'il fait parler, quelle que soit la situation qu'il décrit, son écriture est à la fois ample et précise, ses phrases tantôt directes, brèves, brutales, tantôt sinueuses, généreuses, selon qu'il veut nous immerger jusqu'au cou dans la tension de l'action ou nous donner à voir et à sentir la profondeur de la mémoire et la noirceur du désespoir. Loin de la nostalgie facile et du roman historique tendance reconstitution, Après la guerre est un magnifique roman de conscience qui, par le biais d'une histoire superbement construite, nous plante face à nous-mêmes et à notre histoire, si proche. La fin du roman s'achemine vers l'affrontement monstrueux de deux êtres exterminateurs, nous laissant la gorge nouée, les larmes aux yeux, la rage au cœur.
Hervé Le Corre, Après la guerre, Rivages / Thriller
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