24 juillet 2014

Martyn Waites, l'interview en roue libre... et à Harrogate

Né sous les coups, de Martyn Waites (voir chronique ici) fait partie de mes romans préférés de ces  dernières années.  L'auteur était à Harrogate, et je l'ai séquestré un petit moment. Je n'ai pas eu beaucoup de mal à le faire parler, le format "en roue libre" de l'interview est donc ici  parfaitement adapté! L'homme est passionné, disert, enthousiaste... et drôle. Pour mémoire, signalons que Martyn Waites écrit aussi sous le nom de Tania Carver des thrillers populaires. Le reste de son œuvre se répartit en deux séries (Joe Donovan et Stephen Larkin) et deux romans "autonomes". Pour en savoir plus, vous pouvez consulter son site.
C'est parti...

 "Né sous les coups" est votre premier roman sous votre nom publié en France.
Oui. Quatre Tania Carver ont été publiés en français, mais les ventes commençaient à s'éroder. Et c'est à ce moment-là que Rivages a signé pour Né sous les coups. J'étais tellement content qu'ils aient choisi ce livre-là, dont le sujet m'était si proche. C'est pour écrire ce livre que je suis devenu écrivain. Mais il m'a fallu trois épisodes de la série Stephen Larkin pour atteindre la maturité nécessaire.

En Angleterre, le livre a suscité un certain embarras.Les gens ne savaient pas où me classer. De mon côté, je ne me sentais pas vraiment auteur de polars, plutôt auteur de romans noirs. En fait, ça ne me dérangeait pas que mes livres ne soient pas considérés comme du roman policier, parce que je voulais de toute façon dépasser ces limites-là. Ici, mon éditeur ne comprenait pas bien de quel genre de livre il s'agissait, il ne savait pas trop quoi en faire. Moi, c'était le contraire, j'étais très content de ce que j'avais fait.
Le problème, à la base, est que les libraires veulent pouvoir ranger les livres dans des rayons bien définis... Et puis il y a autre chose qui m'agace profondément en Angleterre : certains amateurs de "vraie" littérature, des critiques, refusent de lire de la littérature policière, sauf si c'est une traduction ! Donc ils lisent des romans scandinaves. Et ces mêmes gens vont écrire un article regrettant qu'il n'y ait pas en Angleterre d'auteurs capables d'écrire de tels livres, engagés politiquement ou socialement! Ils affirment qu'ici, il n'y a que des auteurs de "whodunits". Ce qui est totalement faux, et complètement insupportable. Aujourd'hui, la plupart des romans policiers ne sont pas des "whodunits", et parlent vraiment du monde qui nous entoure. Mais les critiques ne veulent pas le voir.
Cette forme de snobisme littéraire est vraiment regrettable. The White Room, dont je suis très fier aussi, n'est pas vraiment un roman policier. Et pourtant le Guardian l'a nominé comme un des meilleurs livres de l'année. Ça ne m'a pas rapporté une tonne de ventes, mais au moins ça m'a montré que certains reconnaissaient mon travail. Et il va sortir chez Rivages. Il semble qu'il y ait incompatibilité entre littérature et romans policiers...  Moi, je veux tout : la littérature, la belle écriture, les personnages passionnants, une intrigue formidable. Et si ça fait un roman policier, c'est parfait. J'ai écrit la série Joe Donovan, où j'ai essayé de tout combiner : le politique, le social, l'intrigue policière. J'ai essayé de tout rassembler.

Vos héros ne sont pas des policiers.
Je pourrais vous donner une longue réponse bien élaborée. Mais la réalité, c'est que c'est une forme de paresse. La recherche, ça n'est pas mon fort. Quelque part, pourtant, ç'aurait été plus facile de choisir un flic, vu le genre de livre que j'écris. En plus, ici, les détectives privés ne fonctionnent pas. Ces personnages marchent bien aux Etats-Unis, mais ici, ils ne correspondent à rien. Il me fallait des personnages qui soient capables de mettre leur nez partout. Des journalistes donc. Dans ma série Joe Donovan, le héros est un ex-journaliste d'enquête. Je lui ai donné un métier que je croyais avoir inventé jusqu'à ce que je rencontre un vieil ami qui faisait ce job de "courtier en informations" (information broker). Avec un héros policier, il aurait fallu prendre en compte les procédures, la médecine légale, l'organisation du commissariat... Je n'avais pas envie de ça.

Ça n'était donc pas une décision politique ?

Un peu quand même... Mon dernier roman signé Tania Carver examine certains aspects du droit en termes de causes et d'effets, et il y a dedans un discours sérieux sur ce qu'est la loi et ce que représente la police. Comment on fait de ces hommes des héros alors que beaucoup d'entre eux n'en sont pas. Donc si, en fait, c'était délibéré : je ne voulais pas de policier. Avec un journaliste,  je suis plus libre. Il peut aller où il veut, enfreindre les règles ou pas, être un marginal ou pas... Cette tradition du marginal, ça finit d'ailleurs par devenir ennuyeux.

Pour vous, le roman est-il forcément lié à la politique et à l'histoire?

Mon roman The White Room, qui va sortir en français, nous ramène dans les années 60 à Newcastle. Il évoque Mary Bell, cette fillette de 11 ans qui étrangla deux petits garçons. Ce drame s'est déroulé juste à côté de chez moi, et je ne l'ai jamais oublié, je le porte en moi. Les deux petits garçons avaient à peu près mon âge, ça m'a marqué à vie. Cette affaire fait partie de l'histoire. On ne peut pas imaginer l'impact de ces choses si on n'en connaît pas le contexte et si on n'a pas le recul.
Pour revenir à Né sous les coups, hier soir, à un dîner, on se demandait quel avait été le pire de nos premiers ministres. Certains disaient Cameron, d'autres Thatcher. Jusqu'à l'arrivée de Thatcher, l'identité du premier ministre n'avait pas beaucoup d'importance, car tous les premiers ministres respectaient des choses comme le welfare state. Quand Thatcher est arrivée, elle a saccagé tous les filets de sécurité. Et tous les gouvernements qui lui ont succédé se sont acharnés à détruire délibérément la classe ouvrière, le concept même de classe ouvrière. Thatcher a fermé des mines qui rapportaient, juste pour détruire les communautés qu'il y avait derrière, et qui avaient le pouvoir de s'organiser et de s'opposer à elle. Juste avant les Malouines, elle a failli se faire sortir par son propre parti. Mais elle a su profiter de cette situation de guerre pour renforcer ses positions et gagner le soutien de ceux qui voyaient d'un bon œil la victoire de l'Angleterre face à un ennemi qui n'offrait pas beaucoup de résistance. Dans les années 80, l'opposition à Thatcher ne pouvait pas s'exprimer. Elle était muselée ou tout simplement détruite. Tout ce que j'ai mis dans le livre est vrai, y compris cette instruction du chief constable : "frappez au corps, pas à la tête." Tout ce que je raconte dans le roman est absolument véridique. C'était pratiquement une armée privée qui était à l’œuvre, c'était presque la loi martiale. Lors d'une conférence, j'ai rencontré un ex-mineur qui m'a dit: "Vous avez écrit l'histoire de ma vie. C'était exactement ça. C'est cela qui m'est arrivé, qui est arrivé à ma famille."

Vous avez fait beaucoup de recherches ?

Pas vraiment. J'ai beaucoup transposé en fait. Par exemple, j'ai transposé les charges à cheval qui ont eu lieu ailleurs pendant les manifestations pacifiques contre la poll tax, qui ont dégénéré en émeutes. J'ai essayé de me rappeler la peur qui saisissait les manifestants et de la transposer sur les lieux de mon roman. Mais tous les événements se sont produits. En fait, je n'ai pas eu besoin de faire des recherches, j'ai grandi avec tout ça. J'ai juste vérifié un certain nombre de faits pour m'assurer que ma chronologie se tenait.

Comment avez-vous fait le lien entre passé et présent
?
C'est venu naturellement, avec l'écriture. Je voulais écrire un roman qui se situait vingt ans auparavant, mais je ne voulais pas que l'histoire soit fermée, qu'on aie l'impression qu'elle n'avait eu aucun effet sur le présent. Les choses  ne se produisent pas comme ça, dans le vide. Donc les faits du passé ont des conséquences réelles et documentées sur le présent. Je suis un grand fan du Doctor Who, voyez-vous... J'ai voulu montrer la continuité, relier les deux époques et montrer ce qu'étaient devenues les communautés et les familles. Je voulais aussi un sentiment d'immédiateté.

Cette destruction des communautés était donc le principal objectif de Margaret Thatcher ?
Oui, les communautés étaient basées sur le travail, la fierté du travail. Le travail du mineur était terriblement dur, et j'ai fait tout ce que j'ai pu pour y échapper, car je n'aurais jamais pu le supporter. Mais cette valeur du travail a défini une communauté. Et cette communauté était suffisamment forte pour s'opposer à Thatcher. C'est pourquoi il fallait la détruire. Le problème, c'est qu'elle n'a pas été remplacée. Et ces communautés ont laissé un grand vide, qu'il a bien fallu remplir... Cet ancien mineur dont je vous parlais tout à l'heure a évoqué son fils, qui est devenu junkie. Une histoire très emblématique de tout ce qui s'est produit ensuite dans ces régions. Je l'avais pressenti, et malheureusement, j'avais raison. Et même aujourd'hui, en particulier sous le gouvernement actuel, on ne veut pas faire la relation entre les deux situations, on ne veut pas la voir.

J'ai vu que vous écriviez des romans d'horreur aussi ?
Oui, oui... On m'a demandé d'écrire la suite du livre de Susan Hill, La Dame en noir. Dans le cadre des livres Hammer. J'ai toujours adoré les films de la Hammer... Rien que l'idée de voir mon nom associé à la Hammer, c'était irrésistible. Mon agent a bien essayé de me dissuader :
"Tu es bien sûr, tu ne veux pas y réfléchir. Tu es sûr ?
- Oui
- Mais tu ne sais même pas combien ils vont te payer!
- Je m'en fous.
- Ne leur dis pas ça, surtout".
Je voulais le faire, je l'ai fait, et j'ai adoré ça. Ensuite j'ai travaillé avec d'autres auteurs de polars, Mark Billingham, Stav Sherez et David Quantick, à un livre d'humour musical qui rassemble tous les albums qui auraient dû être enregistrés. Du genre Dylan en duo avec Liberace, ou le Velvet en duo avec Lulu, vous voyez le genre. Un grand délire ! Ça s'appelle Great Lost Albums et ça sort en septembre.
Si vous me demandez ce que je vais faire maintenant... Peut-être un Joe Donovan, ou une extrapolation du réel, genre David Peace. J'en ai d'ailleurs déjà parlé à François Guérif. C'est un type formidable, et si drôle. On va voir...

Le prix de Beaune ?

C'était un rêve. Surtout pour ce livre, que j'aime particulièrement. J'aime bien l'idée d'être un petit nouveau en France, surtout parce que Rivages a publié le livre qui m'était le plus cher. Et quand je vois mon livre chez Rivages, à côté de ceux de Ellroy, de Westlake... Quand on m'a annoncé la nouvelle, je me suis dit qu'il y avait une erreur... Après avoir attendu si longtemps, c'était inespéré. Vous savez, quand j'ai commencé à écrire, je me suis dit tout de suite que je voulais être publié en France. Et puis un ami m'a dit : "Si tu es publié en France, alors ça devient sérieux."

Comment vivez-vous votre statut d'écrivain?

C'est un privilège. Je peux donner la parole à ceux qui ne l'ont pas, je vis dans un milieu qui me convient. Cette communauté d'auteurs de romans policiers existe vraiment : même s'il y a des rivalités, nous savons qu'il y a de la place pour tout le monde. C'est pourquoi cette histoire de "sockpuppet*" qui a éclaté il y a quelques années a été vraiment dommageable. Quand une personne dans cette communauté a des attitudes aussi déloyales, c'est ressenti comme une véritable attaque. Vous passez la soirée avec un type sympa, vous buvez avec lui, et vous vous apercevez tout à coup qu'il est capable de faire des choses terribles. Non, cette communauté existe vraiment, elle est précieuse et forte. Pour ma part, j'ai aidé pas mal de jeunes auteurs à trouver un agent ou un éditeur. Et beaucoup d'entre nous sont comme ça.

* Ce terme de "sockpuppet" désigne certains auteurs qui postaient sous de faux noms des chroniques dithyrambiques sur leurs propres ouvrages, tandis qu'ils descendaient en flammes ceux de leurs confrères. En Angleterre, l'affaire a laissé des traces durables.

3 commentaires:

  1. Superbe interview, et un bouquin incroyable.
    Merci.

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  2. Merci à vous, ça fait plaisir.

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  3. Bonjour,

    Quelle chance d'avoir pu interviewer Mister Waites, bravo!

    J'ai adoré son roman, dont j'ai d'ailleurs fait une critique lisible ici (mais attention, je suis amateur, pas spécialiste):

    http://blogs.mediapart.fr/blog/jerome-diaz/140414/ne-sous-les-coups-quand-james-ellroy-rencontre-ken-loach

    Vous avez consacré quelques lignes à James Lee Burke.
    J'ai eu du mal à entrer dans "La nuit la plus longue": je découvrais les personnages, donc je n'étais pas au fait de tout, alors que le sujet m'intéressait grandement (l'ouragan Katrina); en revanche, j'ai pris mon pied avec "Vers une aube radieuse", et suis à nouveau en train de le prendre grâce au "boogie des rêves perdus" dont le début est déjà prometteur.

    Pour ce qui est d'Ellroy dont j'ai aussi lu votre présentation (Ellroy est vraiment le Alain Delon du roman noir niveau humilité!lol), eh bien avec lui aussi j'ai eu du mal: j'ai arrêté "American Tabloid" à 200 pages: je n'arrive pas à me faire à son écriture, tout simplement.

    Sinon, un roman noir que j'ai a-do-ré, et qui est pour moi un chef d'oeuvre, "Un pays à l'aube" signé Dennis Lehane:

    https://www.bakchich.info/medias/2013/06/15/un-pays-a-laube-roman-de-la-decennie-ou-de-generations-dindignes-62523

    Salutations!

    Jérôme

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