Est-ce un hasard si Franck Bouysse a choisi de situer son roman dans les Cévennes, là où il y a quelques dizaines d'années, un dénommé Roger Louis Stevenson partagea une longue randonnée avec son ânesse ? Ces lieux encourageraient-ils la solitude ? Ou bien seraient-ils consolatoires des grandes peines que la vie nous inflige ? Gus vit seul dans une ferme délabrée, aux Doges, un lieu-dit perdu au milieu de la campagne rude, où l'hiver la neige persiste. Seul, pas tout à fait : il y a aussi le chien Mars, auquel Gus est fort attaché. Et puis, à quelques centaines de mètres de là, il y a Abel. Abel a deux bonnes dizaines d'années de plus que Gus. Lui aussi vit seul, dans sa ferme. Et pour tout dire, Gus et Abel sont à peu près la seule société l'un de l'autre, sauf les jours de marché, quand Gus descend au village et en profite pour aller faire un tour au café. "Que Gus aimait ce pays serait beaucoup dire, mais comme il n'avait rien connu d'autre, il s'était fait à l'idée d'y finir ses jours." Voilà, les choses sont dites. Gus est né là, il y mourra, et entre les deux il y aura eu une vie, que Franck Bouysse va nous dévoiler, doucement, au fil des événements.
Des événements, rarement il y en aura eu autant que cette année-là, aux Doges. La vie à la ferme est rude, mais elle est régulière, rythmée par les bêtes, par le temps, la neige, les clôtures qu'il faut réparer, les vaches qui vont véler. Alors quand, en rentrant chez lui, Gus entend des coups de feu et voit une grande tache de sang, à côté de chez Abel, eh bien ça ne fait pas partie de ses rituels. C'est l'occasion pour l'auteur de nous montrer ce qu'est cette relation entre Gus et Abel, chien et chat, proches et pourtant toutes griffes dehors à la moindre alerte. Pas question pour l'un comme pour l'autre de laisser quoi que ce soit empiéter sur sa liberté, même si cette liberté est surtout une grande solitude. Sans doute cette relation est-elle le nœud du livre, puisque c'est d'elle que va naître l'intrigue sombre, insidieuse, mauvaise, qui anime ce livre et qui puisse son venin dans un passé inouï, un de ces passés familiaux que nous autres, hommes civilisés, avons bien du mal à croire et qui pourtant sont plus fréquents qu'on n'imagine. Beaucoup plus qu'un secret de famille, c'est une sorte de sauvagerie, de grand malheur fou, que nous raconte Franck Bouysse et qui nous emporte au cœur de ce pays de forêts, de ciels et de sols gelés. Le personnage de Gus est d'une force rare, et son auteur le révèle, au fur et à mesure du récit, de façon à la fois délicate et violente, le dépeignant au milieu de sa solitude, dans ses gestes quotidiens, dans sa difficulté apparente à commercer avec le monde. Quand vous aurez refermé ce livre, vous aurez du mal à concevoir comment l'auteur a pu vous mener par le bout du nez au cœur d'une histoire aussi terrible, en vous préparant à peine au choc à l'aide d'une tension palpable qui, progressivement, empoisonne littéralement la vie des deux hommes. Vous n'oublierez pas les paysages des Cévennes, l'air froid, le sol qui craque sous les pieds quand il a gelé à pierre fendre, les grands arbres, au loin, et puis le chien Mars, n'oublions surtout pas le chien Mars. Écrit avec retenue et élégance, Grossir le ciel se savoure avec une inquiétude douloureuse, et laisse à son lecteur la durable impression d'avoir trouvé en Franck Bouysse un descendant de Ramuz ou un petit-cousin de Chesseix. Rien que ça.
Franck Bouysse, Grossir le ciel, La Manufacture de livres
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