"On veut tuer Berthet.
C'est une assez mauvaise idée."
Voilà comment commencent les 6 premiers chapitres de L'ange gardien. Berthet. Quel drôle d'ange gardien. Berthet, l'homme mûr qui a de beaux restes, surtout quand il s'agit de faire le coup de poing et de se débarrasser d'agresseurs bien décidés à lui faire la peau. Quelle idée, quelle mauvaise idée. Si Berthet est un ange gardien, il ne l'est pas pour tout le monde. Il l'est pour Kardiatou, sa beauté noire qu'il suit, protège et défend depuis vingt ans. Et qu'il n'a jamais touchée. Qu'importe.
Berthet est un des "huiles" de L'Unité, les hommes de l'ombre du pouvoir. Il en sait beaucoup sur le pouvoir, Berthet. Il en sait beaucoup sur la trahison, la violence, la mort. C'est pour ça qu'il est encore vivant. On ne peut pas dire qu'il n'est pas un sentimental. Car en réalité, Jérôme Leroy prend un malin plaisir à nous coincer dans nos propres contradictions : Berthet le lucide, le cynique, Berthet l'efficace est un romantique, un vrai. Un pour qui l'amour est incompatible avec le quotidien, voire avec le sexe, mais en revanche tout à fait compatible avec le respect, la protection, le plaisir esthétique. C'est que romantique et sentimental, ça n'est pas tout à fait la même chose.
Donc voilà, Berthet est en fin de carrière. ¨Pourquoi lui prend-il le désir qu'un écrivain, un auteur de polar talentueux mais pas très populaire, écrive son histoire, et du même coup sème la panique dans un monde politique à la merci de toutes les menaces ? Les amateurs de polars s'amuseront sans doute à identifier l'auteur derrière le pseudo de Martin Joubert, sorte de double inavoué de l'auteur. Martin vit une histoire d'amour finissante avec une enseignante très belle, dans un appartement du XIVe arrondissement. Il vivote d'articles vendus par-ci par-là, en particulier à un site d'actualité politiquement incorrect et en tout cas radicalement opposé à ses propres orientations politiques. Comment Joubert va-t-il s'acquitter de cette mission qui tombe à pic puisque non seulement son amie vient de le quitter, mais en plus il vient de perdre ses sources de revenus pour cause de comportement agressif envers un commanditaire franchement louche... Après une scène particulièrement rude où Berthet va convaincre Joubert qu'il n'a pas vraiment le choix, Joubert va s'attacher aux pas de Berthet, qui suit lui-même de très près la campagne électorale menée par Kardiatou, sa belle protégée. Elle a fait du chemin depuis le lycée normand où Berthet l'a vue pour la première fois. Secrétaire d'Etat, Kardiatou veut asseoir sa légitimité en se faisant élire aux municipales dans une petite ville du Sud où le Bloc menace de l'emporter. Ah oui, je ne vous avais pas dit : L'ange gardien se déroule avant Le Bloc, ce roman paru en 2011 ou Jérôme Leroy racontait l'arrivée au pouvoir du Bloc, un parti qui ressemble comme deux gouttes d'eau à un certain Front national. Reprenons : Kardiatou fait campagne à Brévin. Faire campagne... A ces mots, on pense toujours à des politiques en goguette sur les marchés, dans bistrots, serrant la main des braves gens. Si on savait... Si on voyait ce que Berthet a vu, ce qu'il a fait, ce qu'il fera encore s'il le faut, on rirait jaune. Berthet sait que Kardiatou est en danger, mais il est là, il veille, il sait faire.
Le roman de Jérôme Leroy est, bien sûr, éminemment politique. Certains lecteurs liront entre les lignes, feront la chasse aux clés, décrypteront les codes, reconnaîtront ce qu'ils pourront. D'autres se délecteront du sort que leur réserve un auteur habile, avec une intrigue particulièrement soignée et des personnages forts. D'autres encore seront émus par cette histoire d'amour pas ordinaire entre l'homme de l'ombre, le tueur, l'agent trouble, et la jeune black; ceux-là le seront probablement encore plus par la fin du roman, proprement bouleversante. Et puis Jérôme Leroy n'a pas son pareil pour dépeindre ce monde en voie de décomposition dans laquelle nous autres, pauvres humains, essayons de comprendre quelque chose, de saisir un peu de sens au hasard des événements. Tout cela pour nous apercevoir que ce sens qu'on entrevoit soudain, nous aurions peut-être mieux fait de l'ignorer tant il est effrayant.
Jérôme Leroy, L'Ange gardien, Gallimard Série noire
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