12 mars 2015

Bon anniversaire, Madame Série Noire !

François Angelier, Aurélien Masson, Vincent Monadé, Jérôme Leroy, Fabien Nury et Hélène Fischbach




La Série noire a 70 ans. C'était l'occasion pour le Centre national du livre de réunir des protagonistes clés de l'environnement de la collection culte. Ce soir-là donc, Vincent Monadé, (président du CNL) recevait  Aurélien Masson (directeur de la Série noire), Jérôme Leroy (auteur Série noire), Fabien Nury (scénariste BD) et Hélène Fischbach (directrice artistique des Quais du polar), ont ainsi répondu aux questions de  François Angelier (animateur de Mauvais Genres sur France Culture). Compte rendu "brut" ou presque.
En préambule, Vincent Monadé n'a pas manqué de rappeler son amour pour le roman noir et le polar.
Vincent Monadé : Je fais partie d'une génération marquée par la rupture des genres. Ça fait longtemps que les gens ont brisé les moules...  Mais si les codes techniques du polar ont explosé, la critique sociale est toujours là.
François Angelier : Vous avez longtemps été libraire...
Vincent Monadé : Le tout, c'est de ne pas se tromper la première fois et de ne pas donner du Ellroy à une dame qui lit du Higgins Clark.
François Angelier : Lors de la soirée Babelio qui a eu lieu il y a quelques semaines (voir compte rendu ici), avez-vous pu dégager un profil de lecteur de polar ?
Vincent Monadé : C'est plutôt une femme ! On sait tous que les grands lecteurs sont plutôt des grandes lectrices. Mais je ne crois pas qu'il y ait une littérature pour femme et une littérature pour homme. Je crois qu'une femme peut très bien s'éclater sur Ellroy et s'ennuyer profondément en lisant Mary Higgins Clark. Moi, par exemple, j'ai une passion pour Camilla Läckberg. Voilà, j'ai fait mon coming out... J'ai un peu honte, mais je ne décroche pas.Pas tellement à ses intrigues policières, mais à l'environnement familial qu'elle a su créer. A mon sens, il n'y a pas de profil type.

François Angelier : Hélène Fischbach, en tant que Directrice artistique des Quais du polar, avez-vous le profil de la lectrice de polar ? Quelle a été votre première Série noire ?
Hélène Fischbach : Ma première Série noire, c'était probablement Jim Thompson, plutôt un bon début. A l'époque, je faisais un stage chez Gallimard, et on me l'a suggéré. J'ai plus tendance à aller vers le roman noir que vers le thriller, mais je n'ai pas d'a priori.
François Angelier : Quelles sont les réactions du public de Quais du polar ?
Hélène Fischbach : Effectivement, un peu plus de femmes que d'hommes. Mais c'est un public varié. Nous avons choisi de présenter un très large éventail d'auteurs, nous avons donc un public très décloisonné. Des gros lecteurs, donc, et aussi des visiteurs qui viennent pour un auteur spécifiquement, des fans qui suivent leur auteur partout. En règle générale, le lecteur de polar est un gros lecteur, et un lecteur curieux. C'est pourquoi nous laissons une grande part aux découvertes et aux coups de cœur.
François Angelier : On voit, suite à l'étude Babelio, que le lecteur de polar se laisse plutôt porter par les thèmes et qu'il est plutôt indifférent aux prix littéraires.
Vincent Monadé : Le lecteur polar étant un "dévorateur" pervers polymorphe, très vite il n'a plus envie des conseils des autres, il aime découvrir par lui-même. Et quand il aime un auteur, il achète tout, même si certains titres sont moins bons que d'autres, comme chez Ellroy et Lehane ces dernières années par exemple.
François Angelier : Aurélien Masson, au cours de vos études d'histoire et de sociologie, vous avez croisé Tite Live. Donc même à travers les auteurs classiques, vous aviez donc déjà le goût du polar !
Aurélien Masson : Oui, quand je lisais un texte sur l'élection de César, j'étais déjà très sensible aux conflits, aux luttes d'intérêt. Donc je lisais l’œuvre de Tite Live et j'y voyais des histoires de baston et de corruption ! Mais j'étais aussi très marqué par Faulkner ou Lowry. Puis j'ai découvert Fante et Bukowski. Ensuite, avec Thompson et Goodis, j'ai trouvé  encore plus de "crasse" ! En plus, j'étais adolescent, dans la rébellion. Et ces auteurs méconnus, cela me séduisait, moi qui écoutais de la musique punk. Donc j'étais fou de la Série noire.
François Angelier : Quand vous avez pris la direction de la Série noire, une fois le premier vertige passé, quel a été votre première décision ?
Aurélien Masson : En fait il n'y a pas eu de premier vertige, car les choses se sont faites progressivement. Patrick Raynal est parti en 2004, moi je suis arrivé en 2000. J'ai donc eu le temps de réfléchir ! Je n'ai pas été nommé officiellement tout de suite, tout s'est fait simplement, sans penser à la tradition et à l'histoire. Je pense uniquement à ce qu'il y a devant. Il ne faut pas oublier que la Série noire, ça n'était pas seulement Thompson et Goodis, c'était aussi le Gorille, Razzia sur la schnouf, des histoires d'espions invraisemblables.
François Angelier  : Dans la pile de livres que j'ai devant moi, deux livres de Jérôme Leroy, Le Bloc et L'Ange gardien. Jérôme Leroy, votre premier choc littéraire, ce fut un roman de René Barjavel, Ravages.
Jérôme Leroy : Oui, c'est un livre qui m'a traumatisé, c'est vrai. A vrai dire, la première Série noire que j'aie lu, c'était L'Étranger d'Albert Camus! Je me suis aperçu a posteriori, ayant lu L'Étranger de Camus avant de commencer à lire des Série Noire, que L'Étranger aurait pu être un roman de Thompson. On parle toujours de "mauvais genre", mais il ne faut pas oublier que parmi les grands lecteurs de Série Noire, il y avait quand même des gens comme Prévert, Giono ou Queneau, et je crois que Sartre disait qu'il préférait lire une bonne Série noire plutôt qu'un texte de Wittgenstein. C'est donc un genre qui a très vite plu aux intellectuels.
François Angelier : Vos premières séries noires ?
Jérôme Leroy : Je me rappelle encore une pub dans le Nouvel Observateur, au moment où la Série noire changeait de maquette... Jaune avec un rond noir et blanc... C'était un titre du genre "Vacances romaines". Très vite, je suis tombé sur Manchette. Là, on avait affaire à des textes qui montraient que la Série noire était à la fois une littérature à part entière et entièrement à part. Puis très vite j'ai découvert Ed McBain, dont on parle moins aujourd'hui. J'ai aimé cette vision unanimiste de la grande ville, à la fois profondément réaliste et profondément poétique, qui donnait une dimension du temps car il faisait vieillir ses personnages, ce qui engendrait un sentiment de mélancolie très lié, à mon sens, au roman noir.
François Angelier : Fabien Nury, votre série noire, c'est quoi ?
Fabien Nury : J'ai un appétit pour les entreprises criminelles. Moi, j'ai démarré avec Ellroy chez Rivages, désolé ! Mais très vite, en suivant un auteur et en remontant le fil, je me suis retrouvé dans la Série noire, Richard Stark avec les Parker, dont la première série étant dans la Série noire. J'ai cherché les auteurs qui me fascinaient : Burnett, Lionel White. J'adorais ces histoires de braquage au cordeau. Puis j'ai développé une passion pour Westlake, et je suis remonté, logiquement, à John MacDonald. Si j'ose dire, je me suis aperçu qu'il y avait beaucoup de rivières qui partaient du même fleuve !
François Angelier : Pourriez-vous donner une "note noire" qui caractériserait la Série noire ?
Fabien Nury: Ce qui m'a beaucoup marqué, c'est l'esprit de concision. Peu de moyens pour beaucoup d'effets, un principe très utile aussi en bande dessinée. Tailler dans le gras, ne garder que les temps forts pour les développer comme ils le méritent. Et puis la notion d'addiction, qui me paraît caractéristique du noir. Quand on lit un chapitre, on ne s'arrête pas pour aller dormir. On veut savoir la suite. Et il est 4 heures du matin.
François Angelier  : pendant longtemps, on entendait les adultes dire "je me lirais bien une Série noire". On ne parlait pas beaucoup des auteurs. Aujourd'hui, quand on voit les livres qui sortent en ce moment à la Série noire, on est face à des auteurs.
Aurélien Masson : Quand je me balade chez les libraires de mon quartier, qui ont une certaine expérience, ils me racontent souvent l'époque où les clients venaient acheter tous les mois leur quota de Série noire ou de Rivages. Aujourd'hui, je trouve normal que les auteurs de la Série noire puissent bénéficier du même traitement que les auteurs de littérature blanche.
François Angelier : A quel moment la situation a-t-elle basculé ?
Aurélien Masson : Pour moi, ça s'est fait en deux temps. D'abord avec Albin Michel et ses premiers grands formats dans les années 70 (la collection "Suspense"). Ensuite, le deuxième phénomène, c'était Ellroy dans les années 90. Tout à coup, on s'est aperçu que cette littérature pouvait tout à fait se "frotter" aux autres! Même si au début Ellroy sortait en petit format. A partir du moment où Ellroy est sorti en grand format, c'était vraiment lancé. Quant je suis arrivé à la Série noire, il y avait la Noire (la collection grand format de Gallimard) et la Série noire : c'était un problème. En l'an 2000, Utu de Caryl Férey paraissait en petit format à la Série noire, et il avait envie de passer en grand format, à juste titre. Or la Noire, c'était une collection voulue par Antoine Gallimard et Patrick Raynal, et il n'y avait pas vraiment de règle pour y entrer. Caryl Férey voulait juste un contrat "normal", avec une sortie en grand format, une reprise en poche, une marque de respect, en quelque sorte.
François Angelier : Et vous Jérôme Leroy, qui êtes en grand format à la Série noire ! Comment voyez-vous cette vision caricaturale de la Série noire, les petits formats qu'on lit pour se détendre, où il est question de virées alcoolisées, et les grands formats où on peut parler de politique et de société ?
Jérôme Leroy : L'un n'empêche pas l'autre ! Encore une fois, je pense que le basculement est venu avec Manchette. On se retrouvait avec un écrivain qui, en quelque sorte, embarrassait la Série noire. Avec Fatale, on ne savait s'il fallait le mettre en Série noire ou ailleurs. Manchette n'entrait plus dans le cadre des 4 Série Noire achetées tous les mois par le lecteur boulimique. Pourtant déjà avec des gens comme Goodis, l'auteur était présent. Sans oublier ADG et Jean-Bernard Pouy. Ce qui a fait la différence, c'est la question du style. Ces gens-là racontaient des histoires qui abordaient des thèmes de critique sociale, mais le faisaient avec une écriture reconnaissable entre toutes. Pour moi, ce qui distingue un écrivain, c'est presque une question d'oreille. Ces auteurs-là, sans en faire tout un fromage, faisaient preuve d'une véritable exigence littéraire.
Fabien Nury : L'arrivée du polar dans la BD a été retardée par le fait que longtemps, la BD était destinée aux enfants. Que faisait-on quand le héros était une crapule ? C'est au milieu des années 80 que le polar est arrivé dans le comics, avec Sin City, Torpedo, etc. Ces gens-là ont fait preuve d'une telle exigence qu'ils sont devenus des auteurs de BD polar à part entière. Et des auteurs de polar comme Jerome Charyn et Tonino Benacquista sont entrés dans la BD.
François Angelier : Aurélien Masson, parlons un peu de l'actualité de la Série noire. Pour l'histoire, vous pouvez toujours vous référer à la "somme" de Claude Mesplède, Les années série noire. L'histoire contemporaine est au rendez-vous : Elsa Marpeau avec les femmes tondues à la Libération, Dominique Manotti, Marseille, les magouilles pétrolière, Thomas Bronnec, c'est Bercy, Jérôme Leroy avec votre vision du fonctionnement de l'extrême-droite, DOA avec l'Afghanistan.
Aurélien Masson : Le cœur de la collection, c'est le roman noir qui est pour moi un outil de critique sociale, dans un sens très ouvert. Pas de chapelle, pas de militantisme, mais de la politique, oui. Un bon polar, c'est comme un ouvrage de sociologie, en plus agréable à lire! Une fois qu'on a fini, on regarde le réel avec un autre œil. La société est tellement difficile à appréhender, avec le capitalisme et ses formes molles à la Dali... J'espère qu'il n'y aura jamais d'école "Série noire", mais c'est vrai, j'aime accompagner des auteurs qui dézinguent le réel.
François Angelier  : Vous faites preuve d'une préférence pour l'histoire.
Aurélien Masson : Non, c'est une question de "timing", de rencontres. Il y a aussi dans les nouveautés des romans sur l'actualité, sur la vie contemporaine.
François Angelier : Jérôme Leroy, quel est votre projet avec Le Bloc et L'Ange gardien ? Vous êtes aux prises avec l'histoire de la société française, vous vous colletez avec des "casseurs de bras". Et le formidable personnage de Berthet, dont vous répétez le nom tout au long de L'Ange gardien, à tel point que cela devient obsessionnel ?
Jérôme Leroy : Une lecture de l'histoire propre au roman noir, capable d'éclairer le présent. Rien à voir avec le polar historique, où on plonge le lecteur dans une période inconnue. Pourquoi pas un polar néanderthalien... J'ai voulu éclairer le présent avec les trente dernières années de notre histoire.
François Angelier: Il y a un vrai travail d'immersion dans le mental et le physique de vos personnages. Vous analysez leur histoire, leurs racines.
Jérôme Leroy : Dans le polar qui s'est revendiqué courageusement de l'anti-fascisme, il y a eu un peu de catéchisme et de manichéisme. Je ne peux pas faire autrement que de parler à la première personne : cela m'empêche de faire de la morale. Ça c'est le travail de mon lecteur, ou pas d'ailleurs. Une leçon reçue d'Ellroy. Et aussi de Manchette : un des narrateurs de L'Affaire N'Gustro est une petite brute qui parle à la première personne.
François Angelier : Vous poussez loin la sortie du dogmatisme et de la catéchèse. Berthet est un fin lettré, lecteur de Michaux, amateur de poésie.
Jérôme Leroy : Je ne vois pas pourquoi un tueur très doué ne serait pas aussi un grand lecteur. Vous avez évoqué la notion de samouraï : le samouraï était un guerrier et souvent un fin lettré. D'ailleurs on pourrait citer un bon nombre d'auteurs de romans noirs qui sont aussi des lettrés et des poètes, de Sallis à Héléna en passant par Chainas.
Hélène Fischbach : Le roman noir sort tellement du cadre qu'aujourd'hui il est devenu difficile pour un éditeur de décider dans quelle collection il va le publier, une collection "noire" ou une collection de littérature.
François Angelier : Il y a donc une ouverture de plus en plus grande.
Hélène Fischbach : Oui, pour notre plus grand bonheur. De fait, la littérature noire influence de plus en plus la littérature blanche. On pourrait parler, par exemple, de Virginie Despentes.
Fabien Nury : Puisque le protagoniste de roman noir est réputé ne pas respecter les règles de la société, je ne vois pas pourquoi il respecterait les règles du genre ! Il peut passer du polar procédurier au récit de guerre si ça lui chante. Comme le héros est une force mouvante relativement dénuée de morale, on va souvent le retrouver dans le chaos. Cette faculté de se mouvoir d'un univers à l'autre est sa force. Je pense à Crumley, par exemple. Kent Anderson, par exemple, dans Sympathy for the Devil, présente un personnage qui, à la fin du roman, fume une cinquantaine de personnes par pure mauvaise humeur. Et qui, au début du suivant, est devenu flic.
François Angelier : Aurélien Masson, c'est le désir qui fait vivre une collection.
Aurélien Masson : Le but, c'est de la faire connaître aux journalistes et aux libraires. Quand on a commencé à publier des textes courts, on nous a tout de suite demandé s'il s'agissait d'une nouvelle collection. Non, simplement on suit les textes et les auteurs. Je fais vraiment partie de l'école où l'on dit : "En tant qu'éditeur, je ne suis rien sans les auteurs." Je continue à marcher, à avancer.
François Angelier : Continuons avec cet auteur que vous publiez maintenant, Marcus Sakey avec Les brillants. Encore une nouvelle étape : on est dans la science-fiction...
Aurélien Masson : Pas tout à fait. Au départ, je voulais faire du roman noir américain, irlandais, bref anglo-saxon. Et puis finalement, avec le temps, je me suis aperçu que ce que j'aimais par-dessus tout, c'était travailler avec des auteurs français. Avec Sakey, effectivement, on passe un peu à autre chose. Dans son roman, il évoque ces enfants qui ont des capacités hors du commun, au point que la vie quotidienne leur devient impossible. Cela mélange effectivement des éléments de science-fiction. Il ne faut pas rester enfermé dans ses certitudes : chez Sakey, il y a du roman noir, de la science-fiction et aussi de la critique sociale. Pour moi, l'idée qu'un détective puisse se transformer en vampire ne me dérange absolument pas...
Jérôme Leroy : Plutôt que de science-fiction, je parlerais plutôt d'uchronie. Chez Sakey on a affaire à un présent alternatif. A une certaine époque, la science-fiction avait la capacité à accepter des univers très différents. Dantec par exemple a fait entrer dans le roman noir des éléments de science fiction sans que cela pose problème. 
François Angelier : Et les retraductions ? Il y a eu récemment des retraductions salutaires, avec Hammett par exemple.
Aurélien Masson: Oui, il y a des projets dans ce sens, que j'essaie de faire avancer dans ce monde capitaliste!

1 commentaire:

  1. Merci vraiment pour ce très gros boulot ! Je n'avais pas eu l'occasion d'écouter, c'est un plaisir de lire ta transcription.

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