Surtout, ne pas se retourner. C'est ce qu'on a envie de souffler à l'oreille du major Fabrice Remangeon, qu'on rencontre dans les premières pages de ce roman touchant, violent et empreint d'une dramaturgie singulière. Fabrice Remangeon, la cinquantaine, est donc gendarme, et il vient de commettre, comme on dit, une bavure. Plus exactement, il a failli faire passer de vie à trépas un type complètement défoncé qui venait de provoquer un accident de la route, et par la même occasion le décès d'une famille entière, père, mère et fillette qui circulaient à vélo. La scène est terrible, Remangeon est bouleversé, puis révolté, puis enragé. Quand il rattrape le coupable, on ne donne pas cher de sa peau, et si on n'y prenait garde, on se prendrait presque à donner raison au gendarme vengeur...
Le roman commence sur les chapeaux de roue, l'écriture est descriptive, précise, les sensations et les sentiments exprimés avec les mots qui sonnent juste. On comprend très vite que Fabrice Remangeon n'est pas un homme heureux. Être gendarme dans les banlieues les plus glauques, les plus éloignées de la capitale, ça n'est pas une mince affaire. Ces zones-là, "la nouvelle Frontière", coincées entre la grande ville et la campagne oubliée, portent en germe toute la violence de demain… Et ce soir-là, l'assassin toxico est la goutte d'eau qui fait déborder le vase. La personnalité "borderline" de Remangeon ne va pas l'aider à échapper à la sanction, qui effectivement ne tarde pas : il est muté avec effet immédiat. Et pas n'importe où : dans sa région d'origine, la Sologne. Probablement la pire punition qui puisse lui être infligée. Pas une once de nostalgie chez Fabrice Remangeon, plutôt le contraire : sa région d'origine, c'est celle où a disparu, il y a plusieurs années de cela, sa femme Élise. Élise aux grands yeux, venue d'ailleurs illuminer la vie du jeune gendarme. Elise, disparue aussi inopinément qu'elle était arrivée, Élise, le visage élégant, la blondeur diaphane, une Yvonne de Galais à la mesure de l'amour de Remangeon... Disparue au lendemain d'une dispute, au volant de sa voiture, repérée pour la dernière fois au péage de Val-de-Loing. Aux portes de la Sologne.
Voilà, rien n'est simple. Remangeon, gendarme ombrageux, brutal, violent, vengeur est aussi, et surtout, un homme seul, perdu, hanté. Le retour en Sologne, pour lui, est un crève-cœur. Là-bas, fini de s'étourdir de solitude, de grands espaces urbains, de se perdre dans les zones de la grande banlieue. Là-bas, Elise a disparu. En disparaissant, elle a laissé derrière elle une image, une icône mythique, celle de l'amour perdu qu'on ne retrouve jamais. Comme on oublie vite les disputes, les zones d'ombre de la vie de couple, le quotidien pas toujours exaltant quand l'autre a disparu... Comme c'est tentant de se réfugier dans un deuil qui n'en est pas vraiment un, pour échapper à la vie qui va. Une fois sur place, Fabrice va devoir faire face : en Sologne, le crime existe aussi, et les ressorts qui l'animent ne sont pas finalement pas si différents qu'à la ville. Pour Remangeon, cette campagne-là, c'est son passé. Son père, le maître ès magie. Sa vieille amie Delphine, celle avec qui il a fait l'amour pour la première fois, toujours là, toujours seule à la tête de son élevage de gibier. Le retour à la brigade n'est pas simple : sa réputation l'a précédée, et on l'attend au tournant. La présence de deux femmes dans son équipe va faire ressurgir sa technique de défense préférée : l'attaque. Toussaint, la jolie Antillaise, va être la première à en faire les frais, jusqu'à ce que la tendresse et le respect finissent par triompher de l'hostilité et de la méfiance. Pas pour longtemps, hélas... Geretz, la jeune fliquette blanche qui l'a à l'œil.
Et puis il y a tous ceux qui sont restés, ceux que Remangeon a connus tout jeunes, et en particulier Tristan Lerouge, braconnier émérite, qui vient d'épouser la belle Irina, qui ressemble comme deux gouttes d'eau à Elise. Pas question pour Remangeon d'oublier son épouse : son double est là, à portée de regard, pour alimenter l'obsession. Au fil de l'enquête locale, braconnage et magouilles en tous genres, trafics d'influences et femmes fatales, Remangeon va remonter le cours de sa vie, jusqu'au bout, jusqu'à ses racines les plus profondes, jusqu'à la magie maudite. A coup de scènes clés - scènes de sexe où se nouent et se dénouent les enjeux les plus cachés, scène de chasse où l'homme et la bête ne font plus qu'un, et où Guittaut donne le meilleur de son style, scènes oniriques et fondatrices - l'auteur accède aussi au meilleur de lui-même, touchant du doigt les sources de la violence et du drame, tendant la main vers une rédemption de lumière et d'amour, acceptant, enfin, de revenir aux sources de toutes choses
D'ombres et de flammes, comme tout roman où l'auteur s'engage vraiment, n'est pas sans défauts. Mais la force de Pierric Guittaut, c’est sa capacité à charger de sens et d’émotion les passages où un autre que lui se perdrait dans l’idéologie ou la maladresse. Au bout du compte, c'est la littérature qui gagne la partie, suivie de près par l'émotion. Là, plus que jamais, comme l’écrivait Buffon « le style est l’homme même. »
Pierric Guittaut, D'ombres et de flammes, Gallimard « Série noire »
On ne parle que de l'histoire, mais rien à propos de l'essentiel à savoir l'écriture. C'est navrant cette absence de commentaires des chroniqueurs...
RépondreSupprimerPardon de m'auto-citer : "Au bout du compte, c'est la littérature qui gagne la partie, suivie de près par l'émotion. Là, plus que jamais, comme l’écrivait Buffon « le style est l’homme même. »
RépondreSupprimerSurtout quand il s'agit de Pierric. Le plus frappant chez lui, c'est le style et la cohérence du récit. J'insiste : le style, pas "l'écriture", terme imposé par un certain snobisme datant des infâmes années 1970, et leur préciosité.
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