20 août 2016

Emily St. John Mandel, Les variations Sebastian : quand les âmes errent en musique

Emily St. John  Mandel a un joli nom, mais ce n'est pas là sa principale qualité! L'auteure canadienne nous offre avec Les variations Sebastian son troisième roman publié en français, et y confirme ce qu'on pressentait déjà avec Dernière nuit à Montréal (voir ici) et On ne joue pas avec la mort. Elle réussit la prouesse de réunir une intrigue prenante et une construction habile au service d'un style remarquable et d'une sensibilité très personnelle.
Gavin est journaliste, il vit à New York, travaille pour le New York Star et vient de se faire plaquer par son amie Karen qui l'a quitté après avoir fait une fausse couche. Gavin se voyait grand reporter d'investigation. Hélas, la presse n'est plus ce qu'elle était. Gavin est reporter, certes, mais doit se contenter des reportages locaux, voire de déplacements limités. Bref, Gavin s'est trompé. Comme le lui fait remarquer son ami Silas : "En fait, ce n'est pas le journalisme en soi qui t'intéresse. Ce que tu voudrais, c'est travailler en 1925." De solitude en frustration, Gavin quitte son appartement new-yorkais, sa douche qui fuit et son incapacité à faire face seul aux contingences de la vie quotidienne; le Star l'envoie en Floride, et plus précisément dans sa ville natale, Sebastian. Pour y enquêter sur la recrudescence des serpents géants et autres iguanes à proximité des habitations... Cette mission est un peu comme une claque dans la figure, un retour à la case départ. Sans compter que Gavin ne supporte pas la chaleur...
Emily St John Mandel (Quais du polar 2015)
A Sebastian, Gavin va retrouver sa sœur Eilo, le seul membre de sa famille avec qui il a gardé contact. Eilo exerce un métier lucratif : elle travaille dans l'immobilier, plus que florissant depuis la crise des subprimes. Elle passe sa journée à visiter les maisons de malheureux qui ne peuvent plus payer leur crédit, et à leur proposer un peu d'argent pour déguerpir rapidement... Gavin rentre à New York, et c'est le début de la dégringolade. Il se met à pipeauter les témoignages qui émaillent ses reportages. Quelle importance ? De toute façon les gens n'ont rien à dire. Une fois, deux fois, la troisième est la bonne, il se fait virer avec perte et fracas. Plus de boulot, plus d'argent, plus de petite amie, sa réputation foutue, il n'y a plus qu'à rentrer au bercail, autant dire en enfer... Pour couronner le tout, voilà que sa sœur lui montre la photo d'une petite fille qui lui ressemble singulièrement, et qu'elle a rencontrée lors d'une de ses descentes immobilières.

Et là... le passé de Gavin ressurgit comme une onde de choc, une obsession refoulée pendant des années qui va prendre toute la place dans sa misérable vie. Dix ans auparavant, Gavin est étudiant et fait partie du groupe de musique du collège, le Lola Quartet. Trompettiste. Sa petite amie, toute jeune, s'appelle Anna. A la fin de l'année scolaire,  le Lola Quartet joue, installé sur la plate-forme arrière d'un pick-up. Gavin, de la scène, observe Anna dans le public, qui lui envoie une fusée en papier porteuse d'un message : "Je suis désolée". Fin du concert, Gavin se met à la recherche d'Anna. Peine perdue, elle a disparu... Pourquoi la jeune Anna, enceinte, décide-t-elle de s'enfuir ? Et Gavin ? Pourquoi décide-t-il d'abandonner la musique et de faire des études de journalisme, pourquoi part-il à New York sans plus se préoccuper du sort d'Anna et de son enfant? 

Tout le roman va tourner autour de ces questions-là, et d'autres plus troublantes : Emily St. John Mandel n'a pas son pareil pour donner vie à des personnages dont la vie semble couler,  sans qu'il y soient pour grand-chose. Elle ne cède pas à la facilité des clichés psychologiques, et n'hésite pas à mettre en scène des êtres incertains, flous, comme fondus ou figés sous le soleil de la Floride. De vrais humains, avec leurs contours souvent imprécis, leurs décisions apparemment absurdes, souffrant d'infirmités affectives qui résonnent en nous comme autant de blessures enfouies et bouleversantes. Les variations Sebastian reprend, en les approfondissant, les thématiques de l'errance et de l'enfance perdue déjà fortement présentes dans  Dernière nuit à Montréal. Avec, en plus, la présence permanente de la musique, dont l'auteure parle avec une finesse et une sensibilité rares, la musique parfois consolatoire, parfois accentuation cruelle des souffrances humaines. Un univers d'une grande richesse pour un roman fort et prenant.

Emily St. John Mandel, Les variations Sebastian, traduit de l'anglais par Gérard de Chergé, Rivages/Noir

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