18 avril 2017

Valerio Varesi, l'interview en roue libre

Les romans de Valerio Varesi sont arrivés en France l’année dernière grâce au flair des éditions Agullo. Le Fleuve des brumes (voir chronique ici) plantait le décor : Parme, le nord de l’Italie, un commissaire Soneri attachant bien qu’un brin taciturne, une intrigue qui débouchait sur une évocation de la mémoire de l’Italie avec la période fasciste. Dans La Pension de la via Saffi (voir chronique ici), Valerio Varesi parachevait son opération de conquête du public français, avec un héros plus fouillé, plus complexe et plus attachant, un rythme lent qui laisse la place à la réflexion, un sens de l’atmosphère rare et une intrigue qui réussissait à nous rapprocher à la fois de l’histoire personnelle de Soneri, et toujours du passé de l’Italie, avec cette fois-ci un retour aux années de plomb. En avril, Valerio Varesi bouclait une véritable tournée française. J’ai profité de son passage à Paris pour lui poser les questions qui me taraudaient. Un grand merci à lui pour ses réponses généreuses et patientes. Merci également à sa traductrice Florence Rigollet, ainsi qu’à l’équipe des éditions Agullo qui a permis cette rencontre.


Vous avez fait des études de philosophie, sur Kierkegaard en particulier. Quel a été l’itinéraire qui vous a amené au roman policier ?
Le lien est à la fois assez lointain et existant. Pour moi, le roman policier a un fond social. Si on parle de la philosophie existentialiste, comme celle de Kierkegaard, c’est une philosophie de l’individu. Et Soneri est un individu solitaire, qui doit saisir l’instant. Il est très à l’affût des choses que peuvent lui suggérer l’atmosphère et les situations dans lesquelles il se trouve.

Les aspects cynique, métaphysique et d’angoisse de Kierkegaard ne se retrouvent-ils pas, en une sorte de synthèse chez votre personnage du commissaire Soneri ?
Je ne trouve pas que Kierkegaard soit cynique. En revanche, l’angoisse est présente : l’angoisse de choisir entre des possibilités qui n’existent pas, par exemple. En choisissant, on renonce à beaucoup d’autres possibilités et Soneri, dans ses enquêtes, est obligé de choisir certaines routes en en laissant d’autres de côté. L’angoisse, au niveau philosophique, c’est quelque chose d’autre. C’est celle d’Abraham qui doit tuer son fils. A ce moment-là, parce que Dieu lui demande, il se retrouve à la fois dans la peau d’un assassin et d’un père dénué de morale, quelqu’un de monstrueux. Et comme c’est Dieu qui lui a commandé, il se jette dans cet acte au-delà de toute raison. « Le dernier acte de la raison est de renoncer à soi-même », comme le dit Pascal. A ce moment, même si Dieu l’arrête dans son acte, Abraham a fait la preuve de sa dévotion et de sa fidélité. Kierkegaard était un homme de la pensée extrême.

Par rapport à la religion et à Dieu, Soneri est très en retrait ?
Soneri est un homme de spiritualité, même s’il ne manifeste pas sa foi.
Est-ce que ce doute doublé d’attirance pour la religion n’est pas quelque chose qu’il partage avec d’autres enquêteurs de série ?
C’est un homme d’intuition. Il se laisse aller aux suggestions que la réalité lui donne pour tisser sa toile et son parcours afin d’élucider son affaire. Au contraire d’autres enquêteurs de la tradition, de Conan Doyle à Agatha Christie, qui travaillent avec la pensée positive et qui dominent la nature avec la raison. Pour Soneri, la réalité est indomptable.
En fait, je me sens très proche de la tradition française : Simenon, Manchette… Pas dans le style, mais dans l’importance accordée à l’atmosphère. Je me sens très proche également de Jean-Claude Izzo. Le Marseille de Izzo est à la fois fascinant, drôle et triste. Dans Marins perdus, il y a cette histoire de marins qui restent sur le bateau parce que l’armateur a fait faillite… Rien que d’en parler, j’en suis ému. La littérature rapproche les gens dans leur sensibilité. D’ailleurs pour Izzo aussi, la cuisine et les recettes marseillaises avaient beaucoup d’importance. Petros Markaris, l’auteur grec, a tracé une ligne qui  délimite le polar de la zone méditerranéenne, et il a constaté qu’en général, dans cette zone-là, les commissaires mangeaient bien. Alors que chez Anglo-saxons, c’est plutôt la boisson!

Puis vous êtes passé de la philosophie au journalisme.

En fait j’ai commencé à écrire bien avant d’être journaliste. J’ai fait mes études de philosophie, sachant qu’il n’y aurait aucun débouché professionnel. J’ai donc voulu trouver un métier où je pourrais écrire. J’ai donc commencé à collaborer avec des journaux, et assez rapidement j’ai été engagé par la Gazzetta di Parma.
Pour votre tout premier roman avec Soneri, qui n’est pas paru en France, vous vous êtes inspiré d’un fait divers réel. Pouvez-vous nous en dire plus ?
Tout a commencé le 4 août 1989. Une famille dit qu’elle s’en va à bord de son camping car, puis disparaît. Ils avaient averti leur entourage qu’ils allaient faire un voyage de la Côte d’Azur jusqu’à Gibraltar, puis par les pays d’Afrique du nord et retour par le sud de l’Italie. Mais au moment de leur retour prévu, 24 jours plus tard, ils ne sont pas réapparus. La Gazzetta m’a demandé d’aller à Alger pour enquêter, pensant qu’il y avait des histoires de drogue vu que le fils était toxicomane et qu’il aurait pu avoir des contacts là-bas, mais ça n’a abouti à rien. L’histoire a duré neuf ans et demi, avec toute une série d’hypothèses ; on a retrouvé le fils neuf ans et demi plus tard à Londres, où il était coursier. Il s’est fait arrêter par hasard et la police a fait le rapprochement avec l’histoire. La police italienne est intervenue, et un journaliste italien de la télévision l’a interviewé. Il a commencé par dire que ses parents étaient partis et qu’il ne les avait jamais revus. Puis, devant les caméras de la télévision, il a avoué qu’il avait tué toute sa famille… C’est vraiment typique de cette époque où la télé avait une place primordiale, à tel point que les gens étaient prêts à tout pour devenir des vedettes de la télé.

Comment avez-vous traité cette histoire dans votre roman ?
J’ai reconstruit l’histoire à ma façon. Comme dans cette affaire, il y avait aussi la disparition d’une somme d’argent très importante d’un compte caché d’une entreprise, j’ai utilisé cette disparition pour en faire le centre de mon roman. Ce qui était intéressant, c’est que cette somme disparue appartenait à quelqu’un qui ne pouvait pas faire appel à la police, puisqu’il avait fraudé. Mon livre a été qualifié de « thriller fiscal ». C’est donc la première fois que j’ai fait appel au commissaire Soneri.

Comment avez-vous construit votre personnage ?
Un peu de fiction, un peu d’inspiration de la réalité. A Parme, quand j’étais journaliste, j’ai rencontré un commissaire qui n’était pas un homme d’action, mais un homme de réflexion. Calme, tranquille. Très adapté pour la ville de Parme, une ville moyenne où il n’y a pas une forte criminalité, mais plutôt de la délinquance financière et de la corruption. Ce commissaire m’a beaucoup inspiré. J’ai mis dans Soneri ma propre vision du monde, avec une sorte de « transplantation » de ce commissaire.

Est-ce qu’au fur et à mesure de l’avancement de la série, vous vous éloignez de plus en plus des faits divers réels ?
La fameuse phrase « la réalité dépasse la fiction » est particulièrement vraie pour moi. Je me suis beaucoup inspiré de mon métier de journaliste. Je pioche dans la réalité, je choisis des personnages que j’assemble pour mes histoires. Pour moi, le polar est un outil extraordinaire d’exploration de la réalité. J’utilise souvent cette comparaison : je me sens comme un médecin qui, face aux symptômes de la maladie, cherche sans cesse les origines. Bien sûr, c’est important de savoir qui a commis le crime. Mais ce qui compte le plus pour moi, c’est le pourquoi. Cela me permet d’élargir ma vision, de partir du cas particulier pour parler de la société. Presque tous mes livres naissent d’affaires existantes. Je suis attiré par un événement, qui me sert de point de départ. Il y a toujours quelque chose d’emblématique dans un événement réel.

Dans vos deux livres publiés en français, il y a un équilibre subtil entre la réalité contemporaine et l’histoire. Comment réussissez-vous cet équilibre ?
J’aime bien choisir des histoires d’aujourd’hui qui me permettent d’éclairer le passé. Ceci pour deux raisons : l’Italie et la société occidentale en général sont amnésiques, voire atteintes d’Alzheimer. En Italie, le passé ne passe pas. L’Italie, à travers ses transformations, n’a jamais fait les comptes avec son passé, et en particulier avec le fascisme. En Allemagne, il y a eu Nuremberg, en France l’épuration, en Italie rien. On est passé du fascisme à la république sans changer les personnes qui faisaient fonctionner les institutions – la justice, la police… On n’a toujours pas fait les comptes avec la corruption des politiques qui s’est étalée aux yeux de tous depuis les années 80. Beaucoup d’hommes politiques se réclament de partis qui ont disparu mais se sont reformés… Je veux rappeler dans mes livres qu’il faut se souvenir de toutes ces choses-là.

Dans La Pension de la via Saffi, vous avez réussi à opérer une véritable fusion entre l’histoire personnelle de Soneri et celle du pays.
C’était l’intention principale de cette histoire : faire retrouver ses racines à Soneri. Il découvre des choses de son passé qu’il ne connaissait pas. Du coup, cela devient une enquête sur lui-même. De tous les romans que j’ai écrits, c’est le plus intimiste.

Vous avez aussi fait un beau travail sur la relation entre Soneri et sa compagne Angela, qui prend de la profondeur dans ce livre.
Ces deux-là partagent la même vision du monde, même si Angela est plus impulsive et réaliste, tandis que Soneri est plus réservé. Il leur arrive de se disputer, mais jamais sur le fond. Soneri est toujours confronté à l’horreur de l’humanité, et il se retrouve dans un monde qui a complètement changé et qui ne ressemble plus du tout à ce qu’il aurait voulu. Il a honte aussi, par rapport à ses ancêtres : il a la sensation que ceux-ci lui ont laissé un monde meilleur, alors que sa propre génération ne laissera à la suivante qu’un monde bien pire. Il ressent une responsabilité générationnelle très forte. Quand il rentre chez lui, il a besoin de trouver un refuge, quelqu’un qui partage sa vision des choses. C’est aussi pour cela qu’il n’exclut pas les plaisirs de la table. Ça n’est pas seulement une histoire de palais: tous les commissaires mangent, après tout. Ce que je mange Soneri, cela correspond à ce qu’il est vraiment. Dans un monde qui uniformise, pour lui il est important d’avoir ces repères-là. La nourriture raconte notre monde. Il existe à l’université de Bologne un groupe de chercheurs qui étudie la relation entre la nourriture et la civilisation. D’ailleurs Bologne vient d’être désignée « ville du goût » par l’UNESCO. Il faut dire que toute la région de Bologne et de Parme, économiquement, repose sur l’industrie agro-alimentaire.

Pour terminer, parlons un peu de style. Vous évoquiez tout à l’heure Jean-Patrick Manchette. Vous seriez peut-être un contre-exemple de son approche littéraire puisque votre écriture est volontiers poétique, lente.
Oui, je veux vraiment travailler l’aspect littéraire de mes romans, en particulier dans le genre qui est le mien, qui est volontiers considéré comme un sous-genre. Pour moi, c’est très important. Quant au rythme, j’aime bien développer mes personnages, les situations sociales et historiques, j’aime prendre mon temps. Mes livres ne sont pas des polars d’action, des thrillers ! Si on regarde les grands auteurs, de Simenon à Chandler, on voit bien que la lenteur a aussi sa place dans le thriller, l’aspect « flâneur ». Je m’inspire beaucoup de ces modèles-là, comme des Italiens Sciascia ou Scerbanenco. J’apprécie beaucoup Carlo Emilio Gadda, qui est un véritable passeur de langue et qui utilise beaucoup la lenteur…

Dans vos romans, la violence n’est jamais visualisée directement, elle est toujours présentée dans la bouche de témoins.
Oui, c’est un choix délibéré. Ceux qui expriment la violence de façon très brutale, avec leurs histoires de serial killers, je les soupçonne de ne pas être capables de suivre une trame narrative, et de se cacher derrière la violence. En tout cas, on ne trouvera pas ça chez moi. De plus, ça n’a rien de réaliste. Peut-être aux Etats-Unis, mais sûrement pas en Italie : depuis la Deuxième Guerre mondiale, en-dehors des crimes de la Mafia, il y a peut-être eu une dizaine de serial killers… C’est Sciascia qui a, le premier, parlé de la Mafia, mais pas en termes de violence, sous l’angle de sa capacité à infiltrer toutes les couches de la société.

Valerio Varesi, Le Fleuve des brumes, traduit de l’italien par Sarah Amrani, Agullo éditions
Valerio Varesi, La Pension de la via Saffi, traduit de l’italien par Florence Rigollet, Agullo éditions

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