2 janvier 2018

David Peace,"Le quatuor du Yorkshire" : monumentale sarabande de mort, chant du cygne d’une société à l’agonie

Pour terminer l’année 2017 en beauté, à défaut de joie et de bonne humeur,  j’ai passé plus d’un mois immergée dans les quatre premiers romans de David Peace, 1974, 1977, 1980 et  1983. Heureuse coïncidence, ils viennent de sortir regroupés sous le titre de Le quatuor du Yorkshire chez Rivages.  Près de 2000 pages, une traduction remarquable signée Daniel  Lemoine – David Peace a de la chance, ses traducteurs français sont vraiment à la hauteur de la tâche, qu’il s’agisse de Daniel Lemoine ou de Jean-Paul  Gratias, qui prend progressivement le relais à partir de Tokyo Ville Occupée
Drôle d’expérience… l’activité de chroniqueuse est généralement liée à l’actualité. La lâcher, cette actualité, pour consacrer plusieurs semaines de lecture à un même auteur, et à des romans parus entre 2002 et 2005, peut être soit dangereux, soit salutaire. En l’occurrence, on optera pour le salutaire, même si l’œuvre en question a pour caractéristique principale de plonger son lecteur au cœur de l’abîme. Car en même temps, comme on dit, l’expérience « remet les pendules à l’heure. »
En fait, je triche un peu : je n’ai pas décidé, bille en tête,  de relire les quatre romans. Je me suis replongée dans 1974 pour les besoins d’un article. Et alors que j’aurais dû me contenter de relire quelques passages, histoire de me rafraîchir la mémoire, je m’en suis trouvée incapable… Une fois terminé 1974, relire la suite s’imposait comme une fatalité. Voilà, vous êtes prévenus ! Comme tout le monde, j’avais lu les quatre romans au fur et à mesure de leur parution. Déjà, un par un, ils avaient trouvé et gardé leur place, tout en haut dans mon Panthéon personnel. Avec cette lecture in extenso, on passe vraiment à autre chose, et bizarrement, les quelques faiblesses qu’on avait cru repérer dans tel ou tel volume  finissent par prendre une tout autre tournure à la lumière d’une lecture intégrale.

David Peace à Lyon en 2016

1974
Ce premier volume est le seul à avoir été chroniqué en tant que tel sur le blog. On n’y reviendra donc pas en détail, il vous suffira de vous reporter ici.
Pour mémoire, on rappellera qu’il s’agit d’une enquête funèbre menée par le journaliste Edward Dunford autour des meurtres violents de plusieurs petites filles. Il ne s’agit donc pas encore directement du fameux éventreur du Yorkshire, qui ne s’attaquait qu’aux femmes.  Tout comme il ne s’agit pas d’une simple histoire de tueur en série… C’est bientôt Noël, 1974.
Des quatre romans, le style de 1974 est sans doute le plus accessible : rapidité, fureur, violence, dialogues affûtés, personnages  à la fois touchants et ambivalents. David Peace le dit lui-même dans une interview au Guardian : pour ce premier livre, il a voulu écrire rien moins que le meilleur roman policier anglais. Il regrette même au passage d’en avoir rajouté dans l’horreur, avec les ailes de cygnes cousues au dos des petites victimes, tant il est conscient que son roman est sans doute le plus incroyable voyage au cœur de l’obsession du mal absolu, de la volonté  de vérité quoiqu’il en coûte. Et il en coûte…  
Son personnage d’enquêteur est  particulièrement réussi : Edward Dunford est hanté par le tueur, mais il peut aussi être odieux avec son ambition démesurée et sa rivalité avec le vieux briscard Jack Whitehead, à qui David Peace réservera un sort particulièrement horrible par la suite. La progression de son obsession est particulièrement spectaculaire, et son apogée d’autant plus dramatique. Et puis il y a le principal, tout compte fait. Leeds, le Yorkshire, la corruption des hommes politiques, des nantis, la collusion de la police avec les gangsters du coin. La pauvreté et le chômage qui minent le pays,  les gitans et les roms qui ont bon dos, les femmes qui sont les premières victimes de la pauvreté et de la violence, les erreurs judiciaires qui en arrangent plus d’un, et cette pluie qui n’arrête pas…


1977
Avec 1977, la fiction de David Peace rattrape la réalité du Yorkshire, et celle de l’éventreur Peter Sutcliffe qui fera 13 victimes entre 1974 et 1981. Cette fois, c’est la police qui est au cœur de l’enquête, à la recherche de cet assassin insaisissable qui terrorise toutes les femmes de la région.  La Brigade d’enquête sur les meurtres des prostituées: Prentice, Alderson, Rudkin et Craven.  Un récit dont le début est raconté à la première personne,  celle du flic Bob Fraser, qui entretient une relation passionnée avec Janice, une prostituée pour laquelle il nourrit des craintes obsessionnelles. Après tout, l’éventreur s’en prend aux prostituées, et Janice est aux premières loges. Et si la relation s’ébruitait, Fraser, marié et père de famille, serait dans la mouise …  Un peu plus loin, Jack Whitehead, le journaliste, prendra le relais, et on constatera qu’à force d’alcool et de dope,  et surtout après le meurtre de son ex-femme, la vedette de la presse a perdu une bonne partie de son éclat, et de sa clairvoyance. Ce qui donne à Peace l’occasion de laisser libre cours à des descriptions hallucinatoires proprement … hallucinantes.
Tout ce beau monde de la police se retrouve au poste de Millgarth : « Dix heures et bientôt le Moyen-âge… Dans l’escalier qui descend aux cachots, clés et serrures qui tournent, chaînes et menottes qui grincent, chiens et hommes qui aboient. » Autant dire en enfer…
L’éventreur sévit. Ses crimes sont toujours plus violents. Les femmes qu’il attaque, il les hait, les méprise, les écrase, les mutile. L’enquête piétine, les fausses pistes plus ou moins téléguidées se multiplient. Les silences aussi, et les confusions qui vont avec.  Jubilé sanglant. Et l’éventreur qui se met à communiquer…
Côté style, ça se complique. On change de narrateur, les chapitres sont séparés par des extraits d’une émission radiophonique, The John Shark Show, du genre micro ouvert, où les habitants du Yorkshire déversent à l’oreille de l’animateur fictif  leur amertume, leurs obsessions et leurs révoltes.  Le travail sur le rythme est de plus en plus sensible, la lecture s’en ressent et l’effet hypnotique se renforce.  La géographie de la ville prend elle aussi une place croissante : la ville menaçante, les bâtiments sombres,  les banlieues sinistres. Et cette pluie qui n’arrête pas…  Et ce roman qui se termine par No future.
 

1980
Décembre 1980, Margaret Thatcher est au pouvoir depuis un an. Et le roman commence par deux pages de prose sans majuscules, sans ponctuation, une litanie de mots, de coqs à l’âne, d’images  absurdes, longue plainte révoltée, poème de frayeur et de douleur, message ?  On va s’y habituer, voire les attendre,  ces pages sans ponctuation mais bardées de rythme, car David Peace a choisi de les offrir à chaque fin de chapitre.  L’éventreur vient de faire sa 13e victime, Laureen Bell, 21 ans, sauvagement assassinée à Leeds. Peter Hunter, directeur adjoint de la police de Manchester, vient prêter main forte à ses collègues du Yorkshire. Il va s’installer provisoirement à l’hôtel Griffin, à Leeds. Il travaillera, entre autres, avec le sergent Helen Marshall, dont il a déjà apprécié les compétences et pour qui cette affaire prend une tournure un peu trop personnelle. Et très vite, Hunter  lui aussi sera gagné par l’obsession. « Je m’assieds au bord du lit, haïssant Leeds, haïssant le Yorkshire. »
Depuis 1974, l’éventreur sévit. Six ans d’horreur. La ville de Leeds est plombée par la terreur des femmes. La police est toujours aussi  impuissante.  Les politiques toujours aussi corrompus, et aussi pressés de mettre la main sur un coupable. C’est bientôt Noël. Les techniques d’enquête évoluent, et pourtant rien n’avance.  Ou plutôt si : la police a perdu certains de ses éléments les plus en vue, pris au piège de la corruption et de l’argent facile. Elle met les bouchées doubles, et pourtant, l’éventreur court toujours. 
Pour Peter Hunter, cette enquête est un calvaire. A un point qu’on ne saurait imaginer…  Quant à Jack Whitehead, désormais enfermé dans un asile d’aliénés,  il a définitivement fait le deuil de sa raison. L’éventreur a fait 13 victimes, lit-on. Avec David Peace, on voit qu’il en a fait bien davantage…  Tous ceux qui ont touché de près ou de loin à cette enquête le paient au prix fort.  La ville, la région, le pays sont exsangues. Et pas seulement par la faute de l’éventreur. Peace dresse un effroyable constat sur l’état de son pays, pousse la violence à son paroxysme, sème des graines de mort et de démence derrière lui, et Dieu n’y peut pas grand-chose. Et cette pluie qui n’arrête pas… 



1983
Pourquoi 1983 ? Peter Sutcliffe a été arrêté en 1981. Pour autant, le Yorkshire a-t-il pansé ses plaies ? 1983 commence par une comptine du folklore anglais ; il y  est question du loup qui a mangé le Petit Chaperon rouge, sur le chemin du bois des fées…  Et se poursuit avec la révoltante supplique du petit Barry, soumis à la violence d’un adulte, qui va lui apprendre…  Non, le cauchemar n’est pas fini. L’histoire est un cycle : en 1974, c’était la chasse au prédateur de petites filles. En 1983, tout recommence avec la disparition de la jeune Hazel Atkins, sur le chemin de retour de son école.
C’est la Chouette qui mène l’enquête, de derrière ses lunettes à verres épais et à monture noire. « Je suis la Chouette, et derrière ces verres épais, cette monture noire, je vois tout… » Face à lui, l’avocat John Piggott est le véritable héros du roman. C’est lui, au péril de sa vie, qui révélera la vérité,  dévoilera l’ampleur de l’erreur judiciaire passée et de la bavure mortelle à laquelle va succomber le malheureux BJ. BJ, Barry, jeune prostitué dont on a déjà fait la connaissance dans les volumes précédents, et qui en sait beaucoup trop…  David Peace écrit là une des scènes les plus dures et les plus terrifiantes qui soit, il en fait un motif, une obsession, un refrain morbide.
Dans 1983, tous les morts du Quatuor remontent à la surface, rejoignent les blessés, les jeunes, les vieux, les survivants en une sarabande à la James Ensor.  La danse, la litanie, les cris, les larmes, les grondements d’un pays littéralement aux abois. Margaret Thatcher sévit… « Si vous mettez votre argent dans un bas de laine, le parti travailliste nationalisera les bas de laine », affirme-t-elle en mai 1983 à Cardiff.
Dans un an, en 1984, la répression impitoyable de la grève des mineurs mettra le peuple anglais à genoux… David Peace sera là, et il en fera son extraordinaire roman suivant, GB 84. Est-ce vraiment une autre histoire ? 
  

David Peace, Le quatuor du Yorkshire, traduit par Daniel Lemoine, Rivages

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