19 avril 2018

Valerio Varesi, l'interview en roue libre autour des "Ombres de Montelupo"


Valerio Varesi vient de publier en France la troisième enquête du commissaire Soneri, Les ombres de Montelupo (voir chronique ici). Au lendemain de sa participation à Quais du polar, il était de passage à Paris pour rencontrer ses lecteurs à la Librairie de Paris. L'occasion de l'attraper au vol et de lui poser quelques questions. Un grand merci à lui d'avoir pris la peine de répondre en un français parfait, modulé de son musical accent italien.

Une petite question technique, pour commencer. Le Montelupo dont il est question dans le livre, ça n'est pas Montelupo Fiorentino ?

Non, c'est une petite montagne qui est près de là où j'habite, et qui n'est pas connue. C'est mon point de repère personnel, c'est là que j'ai passé mon enfance. Pour moi, c'était la jungle, le monde mystérieux. C'est un lieu très important pour mon histoire personnelle.

On a pris l'habitude de suivre Soneri dans les rues de Parme, en ville. On a l'impression dans ce roman qu'à la fois il retrouve ses racines et qu'il est complètement perdu.
Dans le roman, il cherche les ombres de son père, de sa famille, de sa jeunesse. Il se rappelle les promenades dans la montagne avec son père, qui lui dit le nom des arbres, des champignons. Et il revient là avec le rêve de retrouver l'atmosphère qu'il a laissée dans sa jeunesse. Mais il ne la retrouve pas, au contraire. Il retrouve un monde qui a beaucoup changé, avec l'avidité de l'argent, l'égoïsme, les conflits entre les personnes. Et puis il y a cette vieille charcuterie qui constituait le référent économique de la vallée, et qui est aujourd'hui en faillite. Le fils du fondateur de la charcuterie a disparu... Soneri ne peut pas faire une enquête dans la montagne, car il y a deux forces de police en Italie : la police a compétence dans les zones urbaines, les carabinieri sur la province. 

Mais au début, de toute façon, il ne veut pas faire cette enquête.

Oui, mais il finit par se laisser prendre, il veut comprendre ce qui se passe. J'ai voulu représenter avec cette histoire la décadence de la grande entreprise agro-alimentaire Parmalat, qui a fait faillite en 2003.  Cette affaire a constitué le plus grand scandale financier italien de l'après-guerre : finance, corruption, chômage dans toute la région de Parme... Et un grand choc aussi pour toute la petite communauté de la montagne. Soneri va faire une enquête non-officielle aux côtés des carabinieri.
Il est à la fois très familier avec le territoire, et loin des gens qu'il reconnaît à peine.
C'est le plus difficile et le plus douloureux. Il a voulu retrouver un lieu de paix, de familiarité, le patois, l'atmosphère de son jeunesse. Et il ne retrouve rien, hormis le paysage et la nourriture. Les hommes, eux, ont complètement changé, et l'économie est détruite. 

On a l'impression qu'en plus, ces gens se méfient de lui.
En français, on parle d'omerta... La famille de l'entreprise de charcuterie est très puissante, toute l'économie de la région en dépend. La faillite de la charcuterie, c'est la faillite de la région. Et Soneri s'aperçoit que cette famille a pratiqué des malversations en proposant des placements à taux faramineux à toute la population. C'est une histoire de trahison collective : les gens qui ont placé leur argent espéraient des intérêts supérieurs à ceux du marché, cette affaire a réveillé l'avidité de tout le monde. Du coup, toutes ces victimes sont solidaires de leur mésaventure, mais aussi emmurées dans leur silence. 

On a l'impression d'une sorte de catastrophe humaine.

Oui, exactement.

En fait, Soneri ne le sait pas encore, mais il est venu chercher la vérité sur son père.

C'est vrai. Il reste une question irrésolue sur le rapport entre le père de Soneri et le fondateur de la charcuterie, en lien avec l'Italie fasciste et les années d'après-guerre. D'ailleurs c'est l'épouse du fils qui met Soneri sur la voie, en insinuant que son père a demandé des faveurs au patron de la charcuterie... Son enquête l'entrâine aux trousses du Maquisard, le seul personnage de la région qui soit resté libre et qui vit dans la montagne. 

En fait, Soneri passe la moitié du livre à douter...
Oui, mais il finit par découvrir la vérité. Après la guerre, il y a eu beaucoup de situations comparables. C'est pourquoi il a été décidé de pratiquer une amnistie générale, pour éviter des guerres civiles.

Dans les deux livres précédents, on avait la sensation que c'étaient les enjeux politiques et historiques qui l'emportaient. Ici, l'enjeu personnel est plus fort, non ?
Les deux thématiques se rapprochent, en fait. Dans La Pension de la via Saffi, Soneri fait une enquête sur sa jeunesse. Dans Le Fleuve des brumes, c'est le passé de l'Italie qui est en question. Dans Les ombres de Montelupo, l'enquête sur le passé de Soneri est prédominante, c'est vrai. Elle est presque psychanalytique.

D'ailleurs, on parle peu de la mère de Soneri.
Oui, c'est le père qui est le résumé de son passé.
Combien reste-t-il d'enquêtes de Soneri reste-t-il à paraître en français ?
J'en ai écrit douze en italien, le quatrième livre est en cours de traduction et paraîtra ici en 2019. En italien, il s'appelle A mani vuote ("Les mains vides") et parle de la criminalité financière dans la ville de Parme. A Parme, il n'y a pas de criminalité brutale. Mais il y a dans les villes de l'Italie du nord,  du blanchiment du produit de la criminalité organisée qui fait beaucoup d'argent dans le sud avec l'usure, la drogue et la prostitution. Les marchés publics, les grands travaux sont très affectés par la corruption dans le sud. Il y a beaucoup d'argent à la clé, qui sera réinvesti dans l'Italie du nord, dans les villes dont l'économie est florissante. Donc au nord, la criminalité est surtout financière. Le criminel du roman est un prototype de l'avidité et de l'égoïsme, un peu comme le Père Grandet de Balzac ! Le symbole d'une mentalité de plus en plus répandue dans le monde d'aujourd'hui, basé sur le libéralisme économique, la domination du marché sur la vie des personnes. Celui qui pratique l'usure piétine le droit des autres citoyens...

Il y a quand même une différence entre Soneri et les enquêteurs des autres romans policiers. Souvent, dans les polars, il y a l'enquêteur et un méchant (un chef de bande, un assassin, un tueur en série). Soneri, lui, se bat contre le "mal" économique en son entier.
Oui, c'est pourquoi il dit souvent qu'il n'est qu'un malheureux policier, qui n'a pas le pouvoir de combattre des choses qui le dépassent. Il cherche la solution, la vérité, mais il est convaincu qu'il s'agit d'une vérité limitée, partielle. Il faudrait beaucoup plus pour comprendre et extirper tout ce mal. C'est mission impossible, le mal étant conssubstantiel à l'humain. Soneri sait bien que son rôle a des limites.

N'est-ce pas très frustrant pour le personnage et pour l'auteur ?
Si, bien sûr, surtout pour le policier mais aussi pour moi en tant que citoyen et que personne. Je fais un métier qui m'amène constamment au plus près de la réalité... Je me rends compte que la réalité va davantage vers le mal que vers le bien. Soneri est à contre-courant, et il est très seul. 

C'est pourquoi il fait preuve d'une grande intelligence et d'une grande faculté d'introspection ?
Oui, c'est un personnage un peu chandlérien, comme Marlowe qui combat seul contre le mal. La solitude de Soneri est plus introspective, il a l'impression d'aller contre le vent, "à rebours", comme dirait Huysmans ! Même dans son enquête, il est introspectif. Il n'est pas déductif, comme Poirot, Miss Marple ou Sherlock Holmes. Il observe la réalité, il a des antennes et ses découvertes le portent à trouver une partie de la vérité.

Sa façon d'enquêter lui est très personnelle.
C'est un commissaie de réflexion, pas d'action.

Finalement, pour qu'il ne soit pas si seul, tu lui as donné une compagne idéale. On a vraiment l'impression qu'il a trouvé sa partenaire parfaite.
Angela, c'est le personnage le plus compliqué de tout le roman ! C'est très difficile de poser un personnage fixe autour d'un personnage d'enquêteur récurrent comme Soneri. D'ailleurs la femme de Maigret est à peu près inexistante, chez Camilleri la femme de Montalbano habite à l'autre bout du pays ! Sans compter que pour moi, c'était très compliqué de me mettre dans la tête d'une femme. Mon éditrice italienne m'est d'un grand secours ! Elle me dit qu'il vaut mieux qu'elle soit plus douce, par exemple. C'est pourquoi Angela a changé un peu de caractère avec les enquêtes. Finalement, elle pense un peu comme Soneri. Il est très important que Soneri ait un personnage miroir, car tous les jours il est confronté à des personnages très différents. Il a donc besoin, le soir, de retrouver son miroir, sa stabilité.

Mais Angela n'est pas seulement son miroir, elle est aussi très intuitive.
C'est une femme très pragmatique, et très intelligente. En Italie, le personnage d'Angela divise le public féminin en deux parties : celles qui l'adorent, et celles qui la détestent ! Certaines disent qu'elle est trop agressive, qu'elle maltraite Soneri. C'est drôle ! 

Si on parlait un peu de nourriture ? Après tout, nous sommes en France.
Il y a les champignons, pour commencer. Au début, Soneri ne trouve que des trompettes de la mort... un champignon comestible, mais qui est sensé porter malheur. Les paysans, quand ils les voient, les piétinent. C'est tout le contraire de ce que Jean-Claude Izzo disait : la bonne chère, c'est un refuge contre la mort. 

Soneri est un homme du nord, un peu réservé. Et on est finalement assez surpris de le voir impliqué dans ces histoires de nourriture. Pour les gens, la nourriture c'est quelque chose de très sensuel, d'exubérant.
Pour Soneri, la nourriture, c'est se rapprocher de son identité dans un monde qui va vers la globalisation. Tout le monde a le même téléphone, la même voiture, internet nivelle tous les goûts. La nourriture, c'est l'affirmation d'une identité, des racines, du savoir de son pays et de sa famille, dans une société où les familles ne sont plus unies.  Pour Soneri, la nourriture c'est l'appartenance à un territoire et à une culture. A l'Université de Bologne, certains étudiants travaillent sur ce phénomène de la nourriture en tant qu'appartenance. Tous les pays ont des spécialités. Tout au long du fleuve Pô, il y a les tortelli qui sont garnis de différents ingrédients, le potimarron, des salades particulières, certains fromages, des pommes de terre, des châtaignes... A chaque localisation, la garniture change en fonction de l'environnement, des produits de la terre. Et toutes les villes ont des noms différents pour leur spécialité. La variété de la cuisine italienne est vraiment impressionnante. La nourriture, elle parle de la terre.

Cette relation avec la nourriture, c'est peut-être une des raisons pour lesquelles le commissaire Soneri trouve un écho si favorable auprès des Français...
Eh oui ! Je crois que lui et moi sommes très proches de Jean-Claude Izzo, qui est pour moi un très grand écrivain, pas assez reconnu. 

Izzo est à la fois très solaire et très méditerranéen et très mélancolique...
J'ai participé récemment à la réalisation d'un documentaire sur Izzo pour la télévision. Son fils était là, et il a dit que son père n'aimait pas la mer ! C'était un personnage introspectif, un homme de la montagne, de l'isolement. Soneri, dans le dernier roman sorti en Italie, dit qu'il y a une philosophie dans la ville : avec le brouillard, les personnes sont obligées à l'imaginaire parce qu'elles ne voient pas, donc elles doivent imaginer ce qu'il y a au-delà du brouillard. Dans les lieux de mer, il y a la luminosité, les grands espaces, l'infini qui montre à l'humain qu'il est une petite chose face à l'infini. C'est pourquoi la personne, au bord de la mer, se laisse vivre. Dans la ville, dans le brouillard, la personne médite... D'ailleurs, tous les grands personnages de la vallée du Pô - de l'Arioste à Zavattini, ... - ont créé des mondes imaginaires.

Pour terminer, peut-on évoquer tes impressions sur Quais du polar ? Pour toi, comment est ce festival par rapport aux autres ?
C'est le plus grand auquel j'aie jamais assisté. J'ai été très surpris par la curiosité des lecteurs, leur envie de découvrir de nouveaux auteurs. Et puis le fait qu'il n'y a pas beaucoup de rivalités dans le milieu des auteurs de polars. La mosaïque de lieux composée par les auteurs de polars de toutes les nationalités est quelque chose de très intéressant et d'assez poétique... 

Valerio Varesi, Les Ombres de Montelupo, traduit par  Sarah Amrani, Agullo éditions

A lire aussi : 
La chronique du Fleuve des brumes

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