15 avril 2019

Anders Roslund, l'interview en roue libre à Quais du polar 2019

Photo Emil Eiman

Co-auteur de la trilogie 3 secondes, 3 minutes, 3 heures, Anders Roslund était présent au festival Quais du polar pour y présenter le premier volume (voir la chronique ici). Un thriller contemporain et très réussi, l'occasion ou jamais d'en savoir plus sur un auteur aux multiples récompenses.

Vous avez participé aujourd'hui à une table ronde sur le roman d'espionnage, et vous sembliez un peu mitigé sur le sujet...
En fait, je trouve qu'on en est resté à la Guerre froide, et qu'il serait temps qu'on passe à l'espionnage d'aujourd'hui et du futur, simplement...

Parlons donc tout de suite de la trilogie 3 secondes, 3 minutes, 3 heures.
Mon fils est en train de quitter la maison, il avait besoin de cartons pour ranger ses affaires. Et en cherchant des cartons, je suis tombé sur une boîte dans laquelle je gardais les souvenirs de l'époque où j'espérais devenir écrivain un jour... J'ai découvert un exemplaire du principal quotidien suédois daté d'il y a vingt ans à peu près. En dernière page, il y avait la liste des best-sellers du mois. Et dans cette liste, il n'y avait aucun polar suédois !  


Aujourd'hui, dans la liste des 10 best-sellers, cinq sont des polars. Voilà comment tout a évolué en 20 ans... A un moment donné, le polar était sur le point de mourir en Suède. Tous les auteurs écrivaient toujours la même histoire : qui est le coupable? Encore et encore. J'ai réfléchi, et je me suis constitué quelques règles, dont la première constituait à dépasser le "qui est le coupable?" pour passer enfin au "pourquoi", au "comment", au "quand". Ainsi, on obtient un polar élargi, avec davantage d'ambition. Ma deuxième règle était la double dimension : je voulais un livre qui fasse l'aller-retour entre la perspective de l'enquêteur et celle du "méchant". Avec mon co-auteur Börge Hellström, nous avions une bonne connaissance des milieux du crime : nous avons choisi notre façon de travailler. L'intrigue, avec 50% de réel et 50% de fiction. Et je suis plutôt fier d'avoir réussi ça : j'ai fait partie des 3 ou 4 personnes qui ont réussi à changer le roman policier suédois. Nous avons donc écrit environ 5 romans, basés sur cette formule-là, et ils ont bien marché, en Suède et à l'étranger. 

Tout allait bien, mais j'avais l'impression qu'il me manquait deux livres. Je compte pas mal de criminels parmi mes amis, à cause de mon parcours professionnel au cours duquel je me suis beaucoup occupé de délinquants. Et j'avais besoin de passer à une perspective plus large, plus globale. La violence est devenue internationale, la Suède qui était un pays plutôt tranquille est devenue une scène privilégiée pour le crime international. Je voulais prendre en compte cette évolution très rapide de la situation. J'avais donc besoin d'un nouveau personnage, Piet Hoffman, cet infiltré qu'on va retrouver en Colombie ou ailleurs. Voilà pourquoi cette série de trois romans est entièrement fondée sur les deux personnages : le policier suédois et l'infiltré. 

Aujourd'hui, la Suède est devenue le théâtre du crime international. Et il est toujours interdit à la police suédoise d'utiliser des criminels pour les infiltrer. Il y a donc un gros problème : si les infiltrés se font prendre, la police ne fera rien pour eux...

C'est peut-être là qu'on trouve le rapport avec le roman d'espionnage?

Oui, tout à fait. J'ai la sensation d'être là pour une bonne raison, dans le cadre d'une nouvelle forme d'espionnage, qui n'est pas liée à la Russie ou à la Corée du nord. Je ne suis pas meilleur, juste différent. Dans le deuxième volume, notre infiltré passera en Colombie pour revenir en Europe, toujours sur fond de trafic de drogue, car le trafic de drogue est à la base de 85% du crime organisé. Le problème n'est pas la drogue elle-même, c'est le trafic, l'argent qui doit circuler pour alimenter ce trafic, les crimes qui sont commis pour le faciliter. Voilà pourquoi j'ai créé ce personnage, qui a la liberté de bouger comme il l'entend.

Ce qui m'a marquée lors de la lecture, c'est le temps que vous prenez pour installer vos personnages, vos lieux, vos situations dans la première partie. Vous attendez la deuxième partie pour adopter un rythme rapide, effréné même. J'imagine que c'était délibéré?
Bien sûr ! Et puis chaque nouveau roman exige un nouveau rythme. J'ai essayé de faire confiance au lecteur pour qu'il reste avec moi ! Dans certains romans, on a 4 ou 5  meurtres dans les premiers chapitres, histoire d'accrocher le lecteur, de lui assurer que ça va bouger. Aujourd'hui, j'ai une certaine expérience et je crois que les lecteurs commencent à me faire confiance !

En fait ce n'est pas que la première partie ne bouge pas. Elle bouge beaucoup en termes d'exploration psychologique.

Oui, c'est un peu comme les couvertures des thrillers : souvent, on y voit un homme avec une arme. J'en ai discuté avec mon éditeur : et si on pensait un peu aux femmes ? Le livre parle d'humanité, pas de mâles ! Donc merci de l'avoir perçu.

Et ce personnage de Grens, le flic triste, d'où vient-il ?
Quand j'ai commencé à écrire, il avait 15 ou 16 ans de plus que moi. Aujourd'hui, nous avons le même âge. Il est aussi mon père, qui était quelqu'un d'un peu agressif, mais qu'on pouvait voir danser et chanter tout seul, en caleçon, en écoutant la même musique que Grens. Et le nom de Grens lui-même correspond aux mots "frontière", "limite". Grens n'est ni blanc, ni noir, plutôt gris. Et j'aime le gris. Dans le premier roman, qui a été tourné au cinéma et adapté aux USA, Grens a une quarantaine d'années.

Est-ce que ce n'est pas un peu perturbant d'avoir tant d'images différentes d'un même personnage ?
Au début, oui. Maintenant, je me concentre sur ma vision personnelle de Grens, celle des livres. Et puis il faut accepter le fait que le cinéma a ses propres contraintes, et qu'en même temps les films ouvrent les livres à un public tellement plus large. 

Qui va jouer dans le prochain film ?
Joel Kinnaman, Rosamund Pike et Clive Owen dans les principaux rôles. Le film est dirigé par Andrea Di Stefano. Les intérieurs ont presque tous été tournés à Londres, et les extérieurs à New York. Il y a trois ans, je travaillais avec une spécialiste du maquillage, car à un moment donné, Piet Hoffmann doit changer de visage. J'avais besoin de conseils techniques. Elle m'a demandé de quoi il devait avoir l'air. Je lui ai répondu : il ressemble à Joel Kinnaman. Et aujourd'hui, c'est effectivement lui qui joue le rôle!

Est-ce que ça ne va pas être un peu étrange, car l'une des caractéristiques de votre texte, c'est qu'il est très ancré localement. Je me suis surprise à consulter internet pour visualiser les rues que vous évoquiez...
Oui, c'est vrai. Au début, je voulais que le film soit tourné en Suède, mais il y a certains impératifs propres au cinéma, voyez-vous... En plus, certaines contraintes juridiques suédoises n'existent pas aux Etats-Unis, ce qui a parfois facilité les choses. Mais je suis content que vous disiez cela, car je me suis parfois demandé si le roman n'était pas trop ancré géographiquement.

C'est un peu comme la chanteuse préférée de Grens, Siw Malmkvist, on a envie de l'entendre !
Je vais vous raconter une histoire à ce propos. On écrit de la fiction, il y a une seule personne réelle dans le livre, et c'est elle, cette chanteuse, qui est toujours vivante. C'était une superstar, tout le monde la connaît en Suède. Mon éditeur voulait lui envoyer un exemplaire, d'ailleurs, et j'ai refusé catégoriquement. J'avais peur qu'elle ne l'aime pas...

Oui, d'ailleurs dans ce livre, vous vous en débarrassez !
Oui, en plus ! Un jour, j'étais dans une librairie du nord de la Suède, je faisais une interview avec le journal local,  et on m'a dit que Siw Malmkvist venait de faire un récital dans la même ville et avait fait une interview elle aussi.. On lui avait dit qu'elle figurait dans nos romans, et elle avait répondu qu'elle aimait bien les romans policiers, et qu'elle allait lire le nôtre. Du coup, nous avons fait des émissions de télévision avec elle et nous avons fait connaissance. Mon co-auteur est décédé il y a deux ans. Lors des funérailles, Siw est entrée dans l'église. J'étais là, près de la famille et du cercueil, et elle est venue près de moi. C'était un moment très fort, très émouvant. Je suis sûr qu'il aurait aimé ça.

Voulez-vous dire quelques mots sur votre co-auteur Börge Hellström ?
Il est l'être avec lequel je me suis le plus battu dans ma vie, vraiment ! On se battait toujours pour savoir qui allait faire quoi... Mais c'était mon ami. Il a dû venir dîner chez moi des milliers de fois.  Quand je suis arrivé avec ce projet de trilogie, je travaillais déjà 16 heures par jour, alors que Börge travaillait plutôt zéro heure, il était comme ça, c'était sa vie. Il a donc fallu avancer chacun de son côté pour se rapprocher : travailler moins pour moi, travailler plus pour lui. Nous avons trouvé notre propre recette. Et il ne faisait pas que raconter des faits, il écrivait aussi. Aujourd'hui, écrire seul n'est pas si différent, bizarrement. Et étrangement, il me manque davantage aujourd'hui que juste après sa mort. Nous avons fait tout ce travail ensemble, sans lui je ne serais pas là aujourd'hui. Nous avons terminé la trilogie, et j'ai décidé d'écrire le livre suivant seul. Mais ça n'avait rien à voir avec son cancer, ni avec cette saloperie de mort... On l'a décidé ensemble, naturellement, sans contrainte. Et ça c'est une vraie chance... Nous avions travaillé longtemps ensemble, avec toutes les bagarres que ça implique, un peu comme un vieux couple. Du coup, quand je me suis mis à travailler seul, nous avons pu retrouver une relation plus apaisée. Aujourd'hui, il me manque beaucoup. Je savais depuis le début que je continuerais à écrire, mais lui non. Il avait envie de changer de vie tout le temps. "Quand je pense que ça fait 15 ans qu'on travaille ensemble." Parfois, il levait sa grande carcasse - c'était quelqu'un de très imposant - et il s'écriait : "Anders, je te déteste quand tu me perces à jour!" On se connaissait si bien... Il connaissait aussi toutes mes faiblesses. Pour le meilleur et pour le pire. Et on revient à Siw Malkwist : quand il était jeune, Börge jouait dans un orchestre et il interprétait ses chansons.

Comment avez-vous mené de front votre carrière de journaliste et votre activité de romancier ?
En fait, j'écrivais déjà un peu quand je suis devenu journaliste. Et puis j'ai découvert la télé, et j'ai compris que c'était vraiment mon truc... J'ai passé plusieurs années à faire des émissions de culture, d'actualités. Mais je continuais à écrire et à produire les documentaires liés à mon activité d'agent de probation, et à ma rencontre avec Börge, qui s'est produite pendant que je tournais ces documentaires consacrés à la réhabilitation de délinquants. Börge adorait la caméra, il était devant tout le temps. Et nous sommes devenus très bons amis, nous avions de grandes conversations. Nous avons donc commencé à travailler ensemble autour de ces sujets-là. Un jour, on s'est dit qu'on pourrait peut-être continuer, mais autour de romans policiers. Ce qui a changé ma vie : j'ai eu le courage de quitter la télé suédoise pour me lancer à fond dans ce nouveau projet.

Comment vous situez-vous dans le contexte du polar scandinave ?
Eh bien il se trouve que je suis né là-bas et que j'y vis. Je pense que les auteurs scandinaves sont aussi semblables les uns aux autres qu'ailleurs dans le monde ! C'est une question d'échelle, ça n'a rien à voir avec la critique sociale. Bien sûr, nous partageons la même géographie, et peut-être une part d'ombre commune. De mon côté, je me sens plus proche des auteurs américains que de certains de mes collègues suédois. C'est ce que nous disions ce matin lors de la table ronde. A une époque, je travaillais sur les mouvements d'extrême-droite, et j'ai rencontré un autre journaliste qui s'appelait Stieg Larsson. On a parlé de notre travail ensemble, et plusieurs années plus tard, nous écrivions tous les deux des romans policiers... J'ai commencé deux années avant lui, et à cette époque-là, on ne parlait même pas des polars dans les journaux. Je me disais : "Je lis de la poésie, de la littérature blanche, des polars, et dans chaque catégorie, il y a du bon et du mauvais..." Je pense que c'est en train de changer, heureusement. Dans la Suède de l'époque, il n'y avait pas de gangs, pas de fusillades: évidemment, c'était difficile d'imaginer des histoires policières dans un contexte pareil. Mais depuis, tout a bien changé. Aujourd'hui, il n'y a qu'un seul lieu en Europe où on décompte plus de fusillades par habitant qu'en Suède, et c'est la Sicile. En vingt ans, la Suède a pris un tout autre visage. Et donc le besoin de comprendre le crime est devenu plus pressant pour les Suédois, et l'intérêt plus grand pour la presse. L'autre jour, je lisais que la Suède comptait deux fois plus de fusillades que la Finlande, la Norvège et le Danemark réunis. Donc nous avons le même type d'économie, de géographie, mais une différence très forte en ce qui concerne le crime.

Comment expliquez-vous ce phénomène ?
Nous avons sûrement été trop naïfs, trop sûrs de notre statut de modèle pour le monde. Il nous a fallu du temps pour nous rendre compte que dans certaines banlieues de Stockholm, le taux de chômage dépasse les 50%, le taux de jeunes qui arrête les études au collège aussi... Dans un de nos livres qui s'appelle Två soldater (Deux soldats), on s'efforçait de comprendre la mentalité des gangs. Nous avons rencontré des gamins de 9 ou 10 ans qui nous disaient : "Anders, un jour, j'irai en prison, moi!" Pour eux, c'était une carrière... Si on ne prend pas conscience de ces choses-là à temps, comme ça été le cas en Suède, le résultat est effarant...

Pouvez-vous nous dire deux mots sur vos projets ?
Il y aura deux autres volumes dans cette série. Je travaille aussi en tant que scénariste pour une adaptation en série télé. Et bien sûr, j'ai en tête une autre série, mais chut, on nous écoute... J'aime beaucoup travailler, j'aime bien que ma vie soit structurée. Et là, tout à coup, tout se passe bien, les projets se réalisent, tout s'enchaîne, c'est très bien ! Je me sens même capable de me reposer maintenant : il m'aura fallu la moitié de ma vie pour y arriver !  

Anders Roslund et Börge Hellström, 3 secondes, traduit du suédois par Philippe Bouquet et Catherine Renaud, éditions Mazarine

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