9 octobre 2020

François Médéline, l’interview en roue libre épisode 4, autour de "L’Ange rouge"

François Médéline - (c) X. Hacquard et V. Loison

J’ai attrapé François Médéline au vol le jour même de la publication de L’Ange rouge, quelques jours avant son départ en résidence d’écriture dans le Vercors. 

 Si vous avez lu la chronique de L’Ange rouge, ou bien mieux encore, le roman lui-même, vous aurez compris très vite que les questions ne manquent pas. Merci à lui d’avoir pris le temps d’y répondre.


 

Comment te sens-tu aujourd’hui, jour de la sortie de L’Ange rouge ?

En fait, j’ai plein de projets donc je me sens bien, même pas stressé…  En plus, je pars dans quelques jours en résidence d’écriture dans le Royans-Vercors, je me prépare. Là-bas, je vais travailler, bien sûr. Et on a aussi monté quelques belles soirées : une soirée James Ellroy, une soirée sur l’adaptation cinématographique avec une projection de Série noire d’Alain Corneau, des ateliers d’écriture… J’ai quelques présentations en librairie ou festival en prévision, notamment à Lyon ce soir, dans un petit café librairie sur les pentes de la Croix Rousse, Un  petit noir, avec un libraire qui me soutient depuis le premier jour. Mon éditeur est à fond, je peux compter sur une belle équipe, avec l’agence Trames pour la presse. Tout le monde se donne du mal pour que L’Ange rouge rencontre son public. J’ai mes enfants, le rugby, tout va bien. Je suis apaisé.

As-tu décidé consciemment de te rapprocher d’un public un peu plus large ?

Je ne décide pas grand-chose avant d’avoir fini mes livres. J’écris et j’essaie de comprendre après pourquoi j’ai écrit ça. Avant L’Ange rouge, j’avais publié trois romans : le premier, La Politique du tumulte est un roman d’espionnage, politique. Le deuxième, Les Rêves de guerre est un vrai roman noir sur le camp de concentration de Mauthausen. Tuer Jupiter, le troisième, est une uchronie qui traite la datasphère, avec, formellement, le pari de changer de point de vue à chaque chapitre, de registre de langue pour coller par la forme au fond, aborder le thème de l’hypercommunication, la seule singularité de notre époque. J’avais envie après cela de faire quelque chose qui se rapproche de là d’où je viens, de ce que je suis, avec une dimension plus classique et qui jouait avec des codes plus populaires. 

Très jeune, j’étais entouré de livres. Ma mère, plutôt de droite, lisait la collection du Masque, des romans anglais à la Agatha Christie. Mon père, plutôt communiste, lisait des Série noire, Hammett, Pronzini et compagnie. J’étais tiraillé entre ces deux cultures. Quand j’ai  commencé à écrire, vers 15 ou 16 ans, c’étaient des petites nouvelles.  Pour plaire à ma mère, il y avait des enquêteurs – pas forcément des policiers, mais aussi des journalistes, des avocats qui roulaient en Jaguar, des gens comme ça. Et puis ma grand-mère était enseignante : j’ai eu droit à tous les Lagarde et Michard, ce qui m’a permis d’approcher les  « classiques », de les lire. Dans ma famille, tout le monde écrivait, même si personne n’a été publié, depuis mon arrière grand-père. Quand j’ai lu Le Grand Nulle part de James Ellroy à 19 ans, j’ai compris que l’écriture était un véritable exercice de liberté, malgré les contraintes littéraires qu’on s’impose. Voilà quelles sont mes origines de lecteur.

Donc  L’Ange rouge m’est venu plutôt naturellement, il répond à ce que je suis et à mon histoire de lecteur. Je produis une littérature de genre. Pour autant, je sais aussi que je m’ennuierais à écrire le même livre tout le temps. L’auteur préféré de mon père, c’est Ross Macdonald, que retraduit Jacques Mailhos chez Gallmeister. Et pour lui, c’est comme s’il lisait toujours le même livre.  Il adore. Mais à titre personnel je ne pourrais pas jouer toujours la même partition. Avec chaque livre, j’aime sortir de ma zone de confort, comme on dit aujourd’hui. Je n’avais jamais appuyé aussi fort sur la touche « Enquête / suspense », qu’en France on assimile souvent au thriller. Et quand on appuie un peu plus sur la touche thriller, on signe un contrat avec le lecteur : il faut des personnages auxquels il peut s’identifier, et c’est la première fois que, moi-même, j’avais envie de retrouver mes personnages. Le thriller est un genre dans lequel se sont exprimés des auteurs qui m’ont profondément marqué, publiés ou retraduits chez Rivages Noir dans les années 90. On oublie souvent, ou on prétend l’inverse,  que Le Démon dans ma peau de Jim Thompson, J’étais Dora Suarez de Robin Cook ou Le Grand Nulle part de James Ellroy sont des thrillers. On dit que ce sont des romans noirs parce que le terme thriller est mal vu par les sachants pour des raisons idéologiques et de genre, pas seulement de qualité des textes. Robin Cook était persuadé lui-même d’écrire des romans noirs. Dans J’étais Dora Suarez, avec ces crimes et ce tueur, on est à 200% dans du thriller. J’ai donc fait un roman qui correspond à ce que je suis et qui est héritier de mes multiples influences, même si cela peut surprendre certains de mes lecteurs.


Tu as créé des personnages qui ont des fonctions : Véronique la procédurière, Mamy qui incarne un autre versant de l’enquêteur, Dubak le flic torturé…


En fait, quand je vais dans les salons, j’entends toujours des auteurs se plaindre :  « on est en France, on est casés dans des catégories ». Moi, je le revendique. J’adore les catégories. C’est ce qui structure l’entendement, dans la pensée de Kant, de Durkheim, dans la méthode sociologique de Max Weber. Je me pose toujours des questions de forme et de genre. Je me pose toujours des questions sur l’esthétique. Pas au premier jet, mais à la correction, quand je retravaille le texte. Jean-Patrick Manchette, dont on a fait le pape du néo-polar,  était plus esthète que marxiste. Je suis en train de lire sa correspondance, et très souvent, il y est question de forme. D’ailleurs quand on commence chaque lettre, on se dit : « Quelle prétention ! » Et puis on finit par conclure que la plupart du temps, c’est intelligent et vrai, ce qu’il dit. En fait, le bonhomme a conscience de ce qu’il est en train de faire. C’est ce que m’a dit Nicolas Le Flahec, à qui cet ouvrage doit beaucoup. Manchette a conscience de ce qu’il fait, d’être en quête d’absolu, de la beauté, même si c’est très narcissique et donquichottien, génial et suicidaire. Je crois que c’est un formaliste rigoriste. J’ai conscience de ce que je fais, après le premier jet et a posteriori quand le texte est bouclé. Je me pose les mêmes questions. C’est quoi écrire, je fais quoi, là ? Je dois être manchettien contre mon gré… (rires)

En tant que romancier, je recherche le beau et c’est ce que font tous les romanciers. En tout cas, je l’espère. En France, on considère Frédéric Paulin comme le spécialiste de l’Algérie, on fait de Jérôme Leroy l'expert de l’extrême-droite, et d’Hervé Le Corre celui de la Commune de Paris. Souvent, on les interroge sur leur sujet d’écriture.  Mais Leroy est à mille lieues d’être un militant FN, Le Corre n’est pas un historien spécialiste de la Commune et je crois que Paulin n’a pas vécu en Algérie, peut-être n’y est-il même jamais allé. Ce n’est pas ça la littérature ! Et je pense que ces auteurs-là le savent. Quand Picasso a peint Guernica, je suppose qu’on n’en a pas fait un spécialiste de la guerre d’Espagne. Les romanciers ne sont pas des documentaristes ou des historiens.  La vraie question est le traitement. L’écriture. Ses formes, l’émotion qu’elle génère même si parfois elle permet de réinterroger le réel en devenant elle-même un objet social. Dans la correspondance de Manchette, il y a une lettre à Pierre Siniac où il lui dit qu’il admire la façon dont Siniac investit la forme thriller chez Calmann-Lévy en la respectant et en y mettant toute sa personne. Avec L’Ange rouge, je crois avoir essayé de jouer avec les archétypes du genre par l’intermédiaire de mes personnages et de l'intrigue. Il y est question de forme, avant tout. Je dirais qu’il y a trois points importants de forme : le premier, le plus important, étant le point de vue – à la première personne du singulier, behavioriste à 99,9%, l’intrigue n’avançant qu’à travers le regard crépusculaire de l’enquêteur, sans plongée psychologisante. Ce n’est pas trop une écriture de type thriller, ça. C’est peu psychologisant, voire pas du tout.

Y compris dans les passages  hallucinatoires ou visionnaires ?

Oui, bien sûr, on a l’impression d’être à l’intérieur de son esprit dans ces passages-là, mais en réalité on ne fait que lire ce qu’il voit.  Il voit à l’intérieur de lui, s'entend concrètement parler. Peut-être est-ce du flux de pensées, peut-être que je triche, je ne sais pas. Le point de vue objectif, pour le lecteur, je trouve que c’est souvent plus intéressant : c’est à lui de construire la psychologie du personnage à partir de ce que je lui montre.  Le lecteur a plus de liberté. Et je trouve que c’est difficile à écrire, ne faire que montrer. Donc, en tant qu’artisan, ça me plaît. 

Le deuxième point de forme par rapport au genre thriller/polar, ce sont les personnages, les archétypes. Le stéréotype dans le polar, c’est le flic alcoolique, dépressif, perdu, violent, en proie à des rapports de domination sur les femmes,  confronté à un dérèglement de l’ordre naturel des choses qu’il va restaurer. J’ai essayé de faire quelque chose de différent : Dubak est non-buveur, non-violent, et il ne se drogue pas. Il cherche son identité biographique et sexuelle,  il est en combat avec lui-même, il est dominé par une femme qui l’a quitté et dont il est follement amoureux. La violence masculine, je l’ai évacuée sur le personnage de Mamy, qui mange des fraises Tagada mais qui est en fait excessivement violente, tout en étant la figure à la fois maternelle et paternelle de la troupe. Or, c’est une femme. J’ai joué avec les archétypes. Ce n’est même pas Dubak qui restaure l’ordre. 

Quant au troisième point de forme, c’est la coupe, ce qu’au cinéma on fait au montage. Si tu appuies très fort sur la touche « thriller », le résultat doit être une émotion forte chez le lecteur, une envie de tourner la page à chaque fin de chapitre, un climax. Il fallait donc jouer avec le découpage des chapitres. Parfois le lecteur n’en sait pas assez pour combler son appétit. En littérature behavioriste à la première personne du singulier, impossible que le lecteur en sache plus que le narrateur lui-même, procédé sur-utilisé par Hitchcock qui accentue le sentiment de peur et d’inquiétude, l’angoisse.  

Point de vue, archétypes, montage : ces trois points-là servent de pivots à mon approche de la forme dans L’Ange rouge. Certes, mon criminel est doté d’un capital culturel supposément élevé, contrairement à nos serial killers français, qui sont généralement plutôt minables. En France, notre idéal-type du serial killer littéraire, cinématographique, ce sont les tueurs du Silence des agneaux… Mon équipe d’enquêteurs est complètement dépassée face à un tel type de crime. J’ai choisi de traiter la situation de façon  vraiment réaliste. Souvent, dans les histoires de serial killers, de psychopathes, on a affaire à un surhomme ou une surfemme confronté à un surhomme négatif au niveau de l'enquête. Au niveau du crime, c’est une pauvre petite fille pure et innocente victime d’un homme horriblement viril, incarnation du mal absolu. Il y a de nombreux romans qui se planquent sous d’autres habits mais qui fonctionnent sur ce modèle-là. Je trouve ça ridicule. Le mal n’existe pas. C’est une construction sociale, historique, voire politique. Et il y a donc souvent un enquêteur extraordinaire qui se mesure au mal, et parfois y prend du plaisir. Je n’ai pas reproduit ce modèle. Il y a du dégoût chez Dubak face aux crimes, aucun plaisir à rivaliser. Il est ordinaire. C’est juste un flic du SRPJ de Lyon. Et j’ai aussi voulu aborder la question de l’enquête sous l’angle collectif, de façon réaliste. Le héros a des failles, des incompétences. Mamy aussi. Mais le héros a un vrai problème qui le pousse sur une piste…

Son instinct lui dit que c’est un meurtre homo…

Oui, tout ça est lié à son problème d’identité.

 Il a aussi un vrai problème de culpabilité, non ?

Oui, en lien avec son problème d’identité. Ce garçon est un coupable. C’est un beau gosse, élevé par sa mère qui le voyait en futur Patrick Dewaere.  Quelqu’un qui n’aurait jamais dû être flic ! Un beau gosse que ça dérange. J’ai écrit quatre livres très différents, mais il y a des récurrences, et l’identité sexuelle des personnages en est une, tout comme le rapport à la violence.  Quand tu n’es pas violent, mais que la violence survient, et qu’elle règle des problèmes, que fais-tu ? Dans ma production, c’est en tout cas le livre où il y a le plus de personnages féminins. Et les victimes sont des hommes. Les femmes mortes, victimes, encore et toujours ? Bof. C’est mon roman des femmes fortes, dédié à ma mère qui est une femme très très forte.

 Une question qui me taraude : comment choisis-tu les noms de tes personnages ?

Sur ce sujet, je pense tout de suite à mon éditeur, Pierre Fourniaud, qui est très attentif à ça. Pareil pour les objets, les voitures : dans un de mes romans, j’avais utilisé une DS. Il m’a tout de suite fait remarquer que c’était beaucoup trop mythologique : la DS est devenue une CX break, parce que je roulais dans cette voiture petit… Ça a changé le roman. Pour les noms des personnages, c’est la même chose : il faut que ça fasse « vrai », y compris par rapport à l’époque. J’ai cherché quels étaient les prénoms les plus répandus en fonction des dates de naissance, j’ai travaillé à partir de ça. A un moment, un personnage américain donne à l’équipe les éléments de l’enquête américaine : je l’avais appelé Donald Hammett, j'ai changé bien sûr, à l’editing. Natalie Beunat, mon éditrice poche chez Points et spécialiste de Hammett, a lu le roman avant impression. Elle m’a dit : "ça ne va pas du tout. » Elle avait raison. C'est devenu Donald Willard. La référence explicite, c’est parfois ridicule. Même s’il m’arrive d’utiliser ce procédé. A bon escient, j’espère. Dans tous les cas, certains auteurs ont un rapport sacré à leur texte. Pas moi. J’écoute beaucoup. Je prends 9 conseils sur 10.

 Est-ce qu’on peut parler de Lyon, qui fait partie intégrante de ton livre ?

Cela fait dix ans que j’ai quitté cette ville. C’est une ville où je me sens chez moi.  Les années que j’ai passées là-bas sont les années de l’amour fou, les années romantiques, les années du bonheur. J’avais besoin de retourner vers cette ville-là, qui est mythologique pour moi, mais qui ne ressemble pas à ce qu’on en perçoit en général, à son image d’Epinal. Marseille est une ville mythologique (il y a Izzo), Paris aussi, mais pas Lyon. Ce qu’on en dit, c’est que c’est une ville « secrète et bourgeoise ». Pour moi, ce n’est pas une ville comme ça… Sauf que les décisions s’y prennent effectivement dans les coulisses, que la franc-maçonnerie y joue un rôle important. Lyon, est une ville contre-révolutionnaire, terreau historique de l’extrême-droite ; cela remonte à la Révolution française. Pendant les manifs contre le mariage pour tous, les bus partaient massivement défier la capitale ! D'ailleurs, ce n'est sûrement pas un hasard si Marion Maréchal - Le Pen y a implanté son école... 

Lyon est une ville revancharde,  catholique, primat des Gaules, ancienne capitale des trois Gaules, une ville ambitieuse, la seule ville française avec Paris à avoir la dimension d’une métropole européenne. Si l’on regarde les implantations de sièges sociaux, les flux financiers, les flux de population, on s’en rend vite compte. Si Marseille est perçue comme une ville très criminelle, on oublie que Lyon l’est aussi ! C’est quand même là qu’on a assassiné le juge Renaud, c’est quand même là que deux commissaires de police sont tombés pour promiscuité avec la pègre, c’est la ville du gang des Lyonnais.  Après le gang des Lyonnais, il y a eu d’autres clans, notamment à cause de la prostitution. Quand j’habitais Lyon, les prostituées étaient en plein quartier catholique traditionaliste, rue de la Charité. La rue Mercière, qui est aujourd’hui la rue des restaurants à touristes, était un bordel à ciel ouvert après la guerre et jusqu’à la fermeture des maisons closes. Depuis, les pouvoirs publics ont « fait le ménage »…  

La confluence Rhône-Saône - photo Prométhée / CC BY-SA
(https://creativecommons.org/licenses/by-sa/3.0)

 
Ville contre-révolutionnaire, ville très criminelle. Dans ma mythologie personnelle, « mon » Lyon est aussi une ville populaire : j’ai passé mon adolescence à accompagner mon père qui jouait aux cartes dans ce qu’on appelait les « clos », ces terrains de boule qui n’avaient pas la licence IV et où on ne pouvait boire que de la bière et du vin…  Il suffit de regarder d’un peu près la gastronomie lyonnaise pour s’apercevoir qu’en fait, on sert de la cuisine populaire à des bourgeois. L’île Barbe, dont je parle dans le roman, est un lieu vraiment romanesque où, aujourd’hui, je ne voudrais plus vivre, mais qui me faisait rêver à 20 ans. Enfin, Lyon est une ville sensuelle, avec une confluence, une rivière qui se jette dans un fleuve. C’est quelque chose que j’ai beaucoup utilisé dans le livre. Mon Lyon mythologique est le personnage central du roman.

Dubak n’est-il pas un être extrêmement suicidaire ? A un moment, il dit : « je voulais donner. Je voulais en finir. »

Oui, il l’a été. Il a perdu l’amour de sa vie, par sa faute. Toujours par sa faute. Quand tu perds quelqu’un avec lequel tu as connu une relation vraiment fusionnelle, tu perds une part de toi. Dubak a partagé son identité avec une autre personne. Entre cette perte-là et son enfance volée par sa mère, cet homme-là est brinquebalé, perdu. Il a des pulsions de mort dirigées sur lui-même.

Ta première partie s’appelle « La mort » : elle présente le premier crime. Ta dernière partie s’appelle « La vie » et c’est un enterrement…

Oui, c’est ça. C’est la phrase de Claude Bernard,  « La vie, c’est la mort. » C’est pour ça que la vie est précieuse, parce qu’on sait qu’on va y passer. C’est pour ça qu’on sait qu’on n’est pas en enfer, aussi. L’enfer doit être éternel. J’ai un problème avec la désacralisation totale de notre civilisation : c’est peut-être pour cela que j’aime bien la Corse, parce que les cimetières y sont toujours bien placés. Je suis gêné par le fait qu’on n’honore pas nos morts… Incidemment, Benjamin Whitmer trouve les noms de ses personnages dans les cimetières. Ce pauvre gars, Dubak, a tout pour trouver son identité, mais il conjure le sort pendant tout le livre, parce qu’il pense que tout ce qui va arriver est de sa faute. C’est un coupable.

Est-ce que les scènes de rêve de Dubak peuvent être assimilées à des prières ?

Oui, même en termes de style…

 Justement, comment pourrais-tu définir ce qui fait qu’au bout de quelques lignes ou quelques pages, on sait qu’on est avec tel ou tel auteur ?

On le sait quand l’auteur a du style, François Guérif dirait a Voice. Instinctivement, j’ai cette petite voix en moi qui me répète la musique et le rythme des mots. Encore une fois, je pense à James Ellroy et à l’écriture comme exercice de liberté. La liberté naît de la contrainte ou plutôt la créativité n’est forte qu'à l’intérieur des contraintes qu’on se fixe. La contrainte est l’une des « mamelles » du style, avec l’inspiration des « maîtres ». Avant, je m’amusais à écrire une idée que j’avais comme l’incipit de romans célèbres. Je faisais des exercices. En résumé, tu plagies, et sous l’impulsion de ta propre personnalité, tu vas faire un pas de côté et créer quelque chose d’autre. Quand tu lis Peace par exemple, j’en ai lu peu mais suffisamment pour le voir, tu t’aperçois qu’il a fait ça avec Ellroy : et certains trouvent que c’est meilleur. C’est plus raffiné et intellectuel, je pense. Moins brutal. Je crois que je fais la même chose, avec la même personne. Je le revendique. J’essaie d’avoir un style. Ça me paraît assez fou de devoir le revendiquer. Je constate que si on compare la littérature à la peinture, ce sont souvent les aquarellistes de nos marchés provençaux qui sont considérés comme de grands littérateurs. En littérature, on ne parle plus de forme, on ne parle plus d’esthétique, on parle d’histoire, de personnages.. Et les grands littérateurs, ceux qui mettent du doré partout, je trouve ça très très mal écrit. Céline faisait de la poésie avec du matériau vil. Il est noble pour ça.

Mais cette petite voix qui fait « badabam, badabam », je crois qu’on l’entend un peu moins dans ce roman-là, au moins sur les cent cinquante premières pages. Mon éditeur me dit toujours : « je vais te désellroyiser, c’est ça mon job. » Et il le fait.

 As-tu surtout travaillé sur la structure, le découpage ?

Pour te dire la vérité, j’ai coupé 200 000 signes. J’ai retiré un petit livre de ce roman, coupé un quart du premier jet.

J’imagine que tu as coupé ce qui était « hors » action ? 

Non, justement. C’était un vrai chantier, un travail phénoménal. Il a fallu reconstruire, réécrire, resserrer. Assouvir ma phobie des adverbes qui sont souvent mobilisés quand on ne trouve pas le bon verbe, comme le dit Stephen King… J’ai beaucoup travaillé sur le montage, pour parler comme au cinéma. J’ai écrit le matériau premier à la chaîne, puis réécrit deux fois pour obtenir 800 000 signes, et j’ai monté, coupé. Et je peux dire qu’à cet égard, c’est le premier roman pour lequel je pense autant au lecteur. A le tenir en haleine.

Une question liée à l’ambiance actuelle. Tu as choisi de présenter un meurtre horrible, hypothétiquement homosexuel, hypothétiquement incestueux. Tu n’as pas peur de te faire traiter d’homophobe ou autre nom d’oiseau ?

Non, mes victimes sont des hommes, pour commencer. Donc les féministes me rendront grâce. Et mon héros n’est pas homophobe, il n’a rigoureusement aucun problème avec l’homosexualité, pour lui c’est entièrement naturel. Pour moi aussi d’ailleurs. Et puis il y a ce personnage de « moine soldat », féminin. Un personnage un peu transgenré, en quelque sorte.  En matière de vulgarisation de la théorie du genre, il y a une forme de totalitarisme dans le « transgenrisme ». Je m’amuse à élaborer le profil « genro-sexuel » des gens avec un ami auteur. Si tu te perçois comme essentiellement mâle ou femme et que ça correspond à ta biologie, tu es cisgenre, si j’ai tout compris.  Si tu es un homme qui se sent femme et qui couche avec des hommes, tu es transgenré et hétérosexuel… La théorie des genres, c’est un vieux truc, ça existait déjà du temps où j’enseignais la socio. Avec la vulgarisation et la datasphère, ça pose un problème. Nous sommes en exhibition permanente de nous-même, il faut être cohérent. Mais c’est quoi ce truc ? C’est stalinien en fait. Moi, je ne suis pas 100% cisgenré. L’individu est pluriel en fonction de ses expériences de vie, du moment. On peut se sentir homme et femme en même temps quelle que soit sa biologie. Je me sens femme, souvent, je dirais à 30% s’il fallait faire un calcul stupide. De plus, il y a la parole et il y a la pratique. On peut très bien tenir des discours très féministes et, une fois rentré chez soi, ne pas du tout assumer le partage des tâches domestiques si on est un homme qui vit avec une femme. Et vice versa.  Nous sommes incohérents, tous, ce n’est pas très grave, c’est tant mieux. Le jour où nous serons cohérents, nous serons sous emprise totale. Aujourd’hui, si tu dis ou écris quelque chose qui n’est pas raccord avec ce qu’on imagine être toi, on peut te le ressortir 10 ans plus tard et te dire que tu es incohérent… Et beaucoup s’amusent à ça. C’est le sommet de la religion de l’individu. Emile Durkheim doit se retourner dans sa tombe.

Tu parlais d’archétypes pour tes personnages, mais en fait ton Dubak est parfaitement incohérent.

Oui, j’ai joué avec les stéréotypes, construit de nouveaux archétypes en faisant des pas de côté. Je pense que Dubak a un grand respect pour les femmes, mais que sa façon de s’exprimer signifie l’inverse.  Et puis il ne faut jamais oublier que Dubak est flic : est-il vraiment irréaliste de penser que dans le milieu de la police, on parle de « pédés », de « fiottes », de « bougnoules », de « bamboulas » ? Les dominés sont maltraités par la langue. Changer la langue ne change pas forcément leur condition. Dans le cas de Dubak, être flic, c’est plutôt sa punition.

Cette première image de corps mutilé et tatoué, comment t’est-elle venue ?

Je vivais avec quelqu’un qui peignait des orchidées en gros plan. Ces orchidées, je les ai encore. Il fallait ça : le crime est rude mais il est lié à la personnalité du coupable.  Et puis il ne faut pas oublier la notion de confluence qui prend toute son importance dans cette scène de crime : Lyon, la Saône et le Rhône, aux pieds de la cathédrale Saint-Jean… Le crime a un caractère érotique. Enfin, mais ce n’est pas le plus important, il y a aussi la référence au genre thriller, mon petit Da Vinci Code à moi, les stéréotypes : le Christ, les Templiers, tout ça. Ça m’a permis de jouer avec les codes. Les Templiers… Non mais franchement ?

Est-ce qu’on peut déjà parler du deuxième volume des enquêtes d’Alain Dubak et de tes autres projets ?

Oui, mais je ne sais pas encore quand il paraîtra. J’ai déjà deux histoires en tête… J’ai d’autres projets littéraires et cinématographiques. J’aime d’ailleurs bien travailler pour le cinéma pour le côté collaboratif. Dans le cinéma, on est dans un processus créatif à plusieurs dès le départ. Je ne suis pas très à l’aise avec l’image de l’écrivain seul dans sa tour d’ivoire : j’ai l’impression qu’on est supposé donner aux gens l’image qui les fait rêver, et je n’ai pas envie de ça. Je ne me lève pas le matin avec la grande idée du siècle et je ne regarde pas le ciel pour remercier Dieu qui m’a donné la grâce. D’ailleurs, un roman, c’est aussi un travail d’équipe. Je remercie Pierre, Marie-Anne Lacoma, et Jean-Jacques Reboux, mais aussi Hervé Delouche, le correcteur. Il y a d’eux dans ce livre. Il y a bien plus que le seul auteur dans un roman. On n’est pas obligé de tomber dans les affres de la société du spectacle et de s’imaginer que le commerce des images repose sur des réalités.

Pour finir sur une note musicale, pourquoi Les mots bleus  de Christophe à la fin du roman ?

Parce que ce livre est supposé être de la « littérature populaire de qualité », comme dit mon éditeur. J’ai utilisé la chanson juste avant la mort de Christophe, mais pour dire vrai, quand j’ai écrit ce passage, c’est la version de Bashung que j’avais dans la tête…   La chanson est mobilisée, et je n’ai pas dit qui chantait : au lecteur de choisir. Et tout bêtement, j’adore cette chanson. Je suis très émotif, je le suis quand j’écoute des chansons. La chanson, c’est quelque chose de très populaire pour moi, je suis souvent très ému dans ma voiture quand j’écoute la radio, et pas FIP, non, Virgin radio. Et puis je n’ai pas de culture musicale, donc j’aime bien la chanson française connotée populaire par les gens qui observent les dominés et fabriquent souvent la domination sans même s’en rendre compte. Je suis très fan de The Voice. The Voice, ça me fait pleurer.

Retrouvez ici les chroniques des romans de François Médéline et ses interviews.

François Médéline, L'Ange rouge, La manufacture de livres

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