6 octobre 2020

François Médéline, L'Ange rouge, roman lyonnais détonnant

Ce qu'il y a de bien avec François Médéline, c'est qu'il est capable de tout, y compris de nous surprendre à chaque nouveau roman. Avec L'Ange rouge, il fait bien plus encore, puisqu'il insuffle à la littérature française un vent de liberté qui balaie les frontières de genres et de sous-genres, et rassemble derrière lui, tel le joueur de flûte de Hamelin, amateurs de polars, de thrillers et de romans noirs, rejoints par les amoureux de littérature, tout simplement. L'Ange rouge est profondément ancré dans sa localisation : la ville de Lyon y joue un rôle essentiel, et pas seulement celui du cadre géographique. D'emblée, François Médéline nous y transporte sans ménagement : nous sommes à la confluence du Rhône et de la Saône. Le hors-bord de la brigade fluviale, avec à son bord la capitaine Nicole Piroli, dite Mamy, et à ses côtés le narrateur de L'Ange rouge, le commandant Alain Dubak, passe sous le pont Pasteur et s'approche du port Rambaud. Une équipe d'enquêteurs lyonnais : François Médéline nous a concocté un polar. De là, on embrasse une vue unique sur Lyon. Là-bas, sur la rive, un corps d'homme mutilé, martyrisé et décoré d'une orchidée tatouée, le visage littéralement lacéré. François Médéline nous prépare un thriller. Mais la suite va nous révéler un enquêteur à la personnalité obsessionnelle, rongée par la culpabilité et le manque de celle qu'il aime toujours et qui l'a quitté. Un vrai personnage de roman noir.

Nous sommes à la fin des années 90, et l'équipe de Dubak va devoir se lancer aux trousses d'un serial killer pas ordinaire. Le tueur à l'orchidée... du pain bénit pour la presse. L'instinct de Dubak le dirige vers l'hypothèse du crime homosexuel. A-t-il raison ? Ou bien se laisse-t-il emporter par ses obsessions personnelles, sa quête d'identité ? C'est un bon enquêteur, pourtant, mais c'est aussi un personnage totalement sous emprise de ses démons... Heureusement, il n'est pas seul. François Médéline lui a donné pour adjoint une femme d'une soixantaine d'années, Mamy, veuve d'un homme à qui elle a été fidèle pendant 36 ans, massive, fumeuse de Gauloises, buveuse de whisky, dévoreuse de bonbons chimiques, coupe en brosse, joueuse de Scrabble. Cette femme-là est précieuse : elle joue auprès de l'équipe un rôle de mère bourrue, de cuisinière occasionnelle, d'amie infaillible. C'est surtout un flic hors pair... Quant à Véronique, deuxième personnage féminin de cette équipe, elle est la reine de la procédure, et essaie de se débrouiller seule avec son fils malade. 

Dubak ne boit plus d'alcool : il se rabat sur le Gini et les Chesterfield. Il vient de reprendre du service après un accident de parcours dont on ne saura pas grand-chose. Dubak a tout juste 40 ans; il plaît aux femmes, surtout à celles qui ne lui plaisent pas. Il faut dire que depuis qu'Alexandra est partie cinq ans auparavant, remords et regrets font partie de sa vie quotidienne.. Du coup, il ne reste plus beaucoup de place pour le désir. L'affaire du tueur à l'orchidée vient à point nommé pour faire saigner des plaies pas encore refermées chez Dubak : mais Dubak est un flic après tout, il a la couenne épaisse, sait se défendre et mener son enquête à un rythme effréné malgré les doutes, les errements et les fausses pistes. La quête des racines du mal est parsemée d'obstacles, d'hypothèses invraisemblables, terribles qu'il faut bien explorer, quitte à y perdre son âme...

Voilà pour les personnages principaux : François Médéline a visiblement eu à cœur de créer des êtres profondément humains, gravement blessés par la vie, même s'ils obéissent dans une certaine mesure aux archétypes du polar. Il a gagné haut la main ce pari-là, et c'est d'autant plus réussi lorsqu'on apprend que ce roman-là est le premier d'une série: c'est avec un certain plaisir qu'on s'imagine une série lyonnaise aussi attachante que celles concoctées par les plus grands auteurs anglo-saxons. Pelecanos à Washington, Connely et Ellroy à Los Angeles, Rankin à Edimbourg, Mina à Glasgow, Knox à Manchester, Harvey à Nottingham, Peace à Leeds et à Tokyo, Médéline à Lyon : voilà qui aurait de la gueule... 

En tout cas, comme tous les auteurs cités ici, Médéline possède LE style, celui qu'on reconnaît dès les cinq premières pages. Dans cette enquête foisonnante, riche en fausses pistes et en pas de côté qui donnent à l'auteur l'occasion d'évoquer ses sujets de prédilection - la corruption des politiques et des policiers, les turpitudes de la grande bourgeoisie - la construction et l'écriture, certainement influencées par l'écriture cinématographique, sont travaillées à l'extrême, et donnent au lecteur un plaisir incomparable. La première partie s'intitule "La mort", et c'est l'ouverture sur la scène du premier crime; la dernière partie s'intitule "La vie", et c'est une scène d'enterrement. Voilà qui en dit long, non...  Le plaisir du lecteur, c'est celui des phrases qui font mal, celui du rythme maîtrisé, celui des mots qui touchent d'autant plus juste qu'on ne les attend pas. L'Ange rouge, un aboutissement ? Certainement, sauf qu'avec cet auteur-là, le meilleur n'est jamais sûr...


Retrouvez ici les chroniques des romans de François Médéline et ses interviews


François Médéline, L'Ange rouge, La Manufacture de livres

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